TOMI UNGERER

Exposition du 30 novembre au 12 janvier 2019
Vernissage le jeudi 29 novembre à partir de 18 h 30
Dédicace le samedi 1er décembre à partir de 11h

La Galerie Martel a juste dix ans. Âge qu’elle porte avec légèreté, ayant affirmé son style sans trahir son objectif premier : exposer des artistes de haut niveau œuvrant à la lisière de divers modes d’expression, illustration, peinture, bande dessinée, animation. Tomi Ungerer fut l’un des tous premiers hôtes de la Galerie Martel. Ce n’est pas un hasard s’il y revient à partir du 29 novembre.

Créateur indiscutable, infatigable découvreur de genres, de styles et de manières, rebelle au cœur tendre et au crayon féroce, qui mieux que lui peut illustrer le sens de la durée, l’énergie et la largeur de vision dont nous voulons marquer cet anniversaire ? « Lorsque j’ai dû faire mon service militaire, il y avait la guerre en Indochine et je ne voulais pas y aller. Mais si tu es engagé volontaire, tu choisis ton régiment. Alors, je me suis enrôlé dans les méharistes. Qui aurait besoin de chameaux en Indochine ? » C’est ça, Tomi Ungerer. L’art du pas de côté. Dans la vie et devant la feuille, ce décalage lui permet de saisir les faiblesses ou les tendresses que la réalité cache. Drôle, grinçant, politique, surréaliste, érotique engagé, détaché, cru, cruel, sensuel, caustique, choquant, enfantin, touchant, absurde, satirique, aucun registre n’échappe à Tomi Ungerer.

Il ajuste le prisme de son regard, projette un pinceau de lumière, et celui-ci fait toujours mouche. Du livre d’enfant à l’affiche politique en passant par la caricature ou le sexe, chaque nouveau projet exige selon lui un traitement spécifique. Alors, il dessine, peint, sculpte, découpe et colle à la demande, manie au choix la plume ou le pinceau, la gouache, le lavis, l’aquarelle, forçant sa rébellion ou sa rêverie à se projeter toujours plus loin. Son inspiration ne s’étiole et ne s’égare jamais. Tomi Ungerer naît à Strasbourg en 1931. Issu d’une dynastie d’horlogers, il perd son père à trois ans. C’est à peu près l’âge où il commence à dessiner. Enfant, il subit l’endoctrinement hitlérien. Adolescent, il se voit interdire de parler alsacien quand sa patrie redevient française. Est-ce à ce tiraillement qu’il doit son amour des voyages ? Il bourlingue en France, en Laponie, en Europe.

Enfin, riche de $60 et d’une cantine bourrée de dessins, il embarque à vingt-cinq ans pour New-York. C’est là qu’il posera sa carrière, établira son succès et développera ses grands thèmes, avant de repartir pour une presqu’île canadienne et enfin s’installer en Irlande, où il vit et travaille à ce jour. Tomi Ungerer n’est pas le Nowhere Man des Beatles, mais bel et bien un Everywhere Man – un universaliste, un humaniste authentique doublé d’un libertaire auquel rien de ce qui est homme n’est étranger. Sa faim de créer est ogresque.

En 1975, il fait don au musée de Strasbourg d’œuvres graphiques, d’objets et de jouets : 11 000 pièces, dit-on. Après sept décennies de labeur, l’ampleur de sa création est devenue incalculable – et l’artiste est loin d’avoir dit son dernier mot. La force de l’exposition de la Galerie Martel est d’offrir un concentré du travail d’Ungerer, dans sa richesse et sa diversité. Nombre d’œuvres sont issues de Babylon, un recueil satirique et sombre qui met en exergue les carences de la société. Famille aux crânes aspirés par l’écran du salon. Belle femme nue et libre, merveilleusement crayonnée, arrachant le phallus qui l’emprisonnait – celui-ci prend au passage des airs de bonnet phrygien, l’emblème des esclaves libérés. Orateur à la tribune parlant dans un micro-saucisse, tandis qu’un mouvement perpétuel de charcuteries va de son crâne à ses fesses – à moins que ce ne soit le contraire. Voitures molles aux allures de galettes, se recouvrant à un croisement.

Le capitalisme, le racisme, le massacre environnemental sont logés à la même enseigne. Ailleurs, ce seront la misogynie, la foi aveugle, le fascisme. On cite souvent Goya, Daumier et Grosz comme prédécesseurs d’Ungerer, avec Hansi et Wilhelm Busch. Ajoutons lui deux frères : Jérôme Bosch et Bob Dylan. Tirées de Rigor Mortis, voici des carcasses de voiture décharnées, des femmes opulentes confrontées à des squelettes de danse macabre, les étreignant, traversant avec eux le Styx ou les cinglant durement de leur fouet. Et l’on pense alors à la renaissance, à ces tableaux où Hans Baldung Grien mettait déjà aux prises la vie et la mort, la chair éclatante et le crâne jauni – mais Ungerer y ajoute une énergie sexuelle et un rire en sourdine qui n’appartiennent qu’à lui.

Les œuvres exposées Galerie Martel ont été créées entre les années 60 et peu après l’an 2000, et c’est là le plus étonnant. Si les maux ciblés par Ungerer sont présents aujourd’hui, la surprise tient à la modernité du traitement qu’il leur a réservé. Tout sonne juste, dans ce genre si fragile et vite périmé qu’est le dessin satirique. Un charme identique opère dans les registres de la poésie pure – un homme, un oiseau sur un arbre – de la sensualité – juste une dactylo rapide, ronde et rieuse – ou de la mélancolie – un Cupidon vautré dans une rue sale, semblant sortir d’un carnet de Gustave Doré. Sous des masques variés, Tomi Ungerer se promène tel qu’en lui-même dans la forêt qu’est son œuvre. Sincère, indémodable, indémontable.

François Landon