FRED

Exposition du 20 novembre 2015 au 16 janvier 2016

 

Un innocent sans naïveté. Un rêveur aux pieds nus, de la famille du Grand Duduche, du mime Marceau, du Petit Prince. Deux fentes noires en guise d’yeux, et une vision du monde en opposition avec celle de son géniteur, Hector, mais en harmonie avec celle de son père, Fred. À l’occasion de la parution de l’ouvrage Fred autour de Philémon (Dargaud), la Galerie Martel est heureuse de revisiter avec vous l’univers sans égal de Philémon qui fête son 50e anniversaire.

« Un garçon de quinze ou seize ans… Il ne s’intéresse pas encore aux filles, mais ça va venir ! » C’est ainsi que Fred définit Philémon. Simplement. Dans ce portrait-là, pas question de centaure chauve et grognon, de main géante vivant sa vie ni de lampe de chevet transformée en fanal naufrageur : pour l’auteur, un tel bestiaire tombe sous le sens – plus, en tout cas, que la libido tardive de son héros à marinière. Au fait, quand Philémon est-il né ? Cette question posée, Fred évoque vite Éric, son fils. Il l’aurait pris pour modèle. Mais à dix ans, au retour de l’école, le garçon reprocha à son père : « Des îles en forme de lettres ! Ça n’existe pas, les histoires que tu fais. » Fred l’exhorta à la patience : un jour, il verrait que ces histoires-là existaient bel et bien.

 

1 – Philémon (page raccord)
47,5 x 38 cm

2 – Philémon (Page raccord – L’heure du second “T”), 1975
50 x 32,5 cm

3 – Philémon (Page raccord – Le naufragé du A), 1972
50 x 32,5 cm

encre de chine sur papier

 

À moins que Philémon soit né en 1965, dans ce bureau de Pilote où René Goscinny lut Le Mystère de la clairière des trois hiboux, première aventure du héros que Spirou venait de refuser, et voulut illico la publier ? À l’époque, Fred désirait s’écarter de Hara-Kiri (qu’il avait fondé en 1960 avec Georges Bernier, alias le Professeur Choron, et François Cavanna) : la BD lui permettrait d écrire, d’inventer des mondes, ce que n’offrait pas le dessin de presse. À moins, encore, que la vraie naissance de Philémon se confonde avec la première enfance de Fred. Celui-ci, Othon Aristidès pour l’état-civil, est le fils d’émigrés grecs chassés par les violences turques, et échoués rue de la Paix, à Paris.

Au 7 de la même rue se tiennent les bureaux de l’agence de presse Opera Mundi, déserts en ces temps d’Occupation. Nous sommes en 1941, Fred a dix ans. Avec un copain, il s’introduit dans les locaux de l’agence… et tombe sur un trésor, un stock de comics abandonnés, de Mandrake à Mickey Mouse. Fasciné, il commence à dessiner en copiste, puis se libère de ses modèles et fait apparaître le prototype de Philémon, avec son puits débouchant sur un océan… Mais au fond, la date de naissance du héros importe peu. Le temps et ses horloges n’ont jamais fait frémir ni l’auteur, ni ses personnages. Ces derniers sont toujours venus le visiter en rêve pour lui conter la suite de leurs aventures. Et lui-même a pris soin de garder fermée la fenêtre éclairant sa table à dessin pour éviter que ses idées ne s’envolent…

Ce qui compte, c’est le poids de Philémon dans l’œuvre de Fred. Celui-ci revendique une seule de ses séries, Le Petit Cirque, où les saltimbanques Léopold, Carmen et leur fils jouent une Strada fellinienne et surréaliste. Le lecteur peut préférer Cythère, l’apprentie sorcière, le Magic Palace Hotel, ou la montagne de scénarios que Goscinny arracha à l’artiste. Il peut même invoquer L’Histoire du corbac aux baskets, conte sombre et autobiographique, où le héros apparaît en pantin abandonné.

 

Il n’en reste pas moins que « Philémon représente la quintessence de l’œuvre de Fred », comme le déclare François Le Bescond, de longue date éditeur et ami intime de l’artiste. Fred pourrait-il s’écrier, comme Flaubert à propos de sa Bovary : « Philémon, c’est moi » ? Pour François Le Bescond, le kaléïdoscope est plus nuancé : « Hector, le père de Philémon, qui ne jure que par la réalité, incarne à la fois le père de Fred et un aspect de Fred lui-même – parfaitement capable de se montrer râleur et bougon si on le dérangeait sur son nuage. Le centaure Vendredi partage ce trait, qu’exprime aussi le fameux “Hum !” commun à nombre de personnages. »

En un demi-siècle, Philémon n’a guère bougé. Ses yeux, à l’origine deux points à la Tintin (Hergé fut d’ailleurs le premier à adresser à Fred une lettre de félicitations lors de la parution de la bande), sont vite devenus les légendaires traits noirs. Tout au plus sa silhouette est-elle un peu moins ronde. Dans cet univers que Fred a voulu intemporel, Philémon grandira-t-il davantage ? Sa dernière aventure l’a mené au secours d’une locomotive embourbée, tractant « Le Train où vont les chose » – titre de l’album. Privée de la vapeur d’imagination qui la meut, la loco stagne, et le monde avec elle… Il est heureux que Fred ait su relancer sa fragile mécanique pour ramener Philémon à l’orée de son océan aux merveilles, près de ce puits où depuis 50 ans guettent en sentinelle deux corbeaux imprévisibles.

François Landon