RICHARD McGUIRE

Ici

Exposition du 6 février au 4 avril 2015

 

Après Brecht Evens, ses aquarelles somptueuses et l’ambiguïté de ses récits, la Galerie Martel accueille un globe-trotter de la quatrième dimension : Richard McGuire. Sans jamais quitter un unique décor, cadré comme une scène de théâtre, son roman graphique Ici éclate le temps, les générations, les souvenirs, l’histoire, au fil d’illustrations évocatrices, chaleureuses et épurées. Ici, c’est l’art du déjà-vu et du jamais vu : unité de lieu parfaite, et toute la vie en kaléidoscope.

Une petite ville des États-Unis. Une maison. Le coin d’un living, entre fenêtre et cheminée. Voici la base d’Ici. Dans ce plan fixe passent de double page en double page humains, bêtes et choses, au fil d’un temps logique mais non chronologique, fractionné, fait de retours et d’échos. Un temps très long. Avant la construction de la maison, Ici montre les bois peuplés d’Indiens dont elle a pris la place : c’est 1609. Après la disparition de la maison, Ici met en scène une catastrophe nucléaire : c’est 2313. Au coin de chaque double, un cartouche indique son millésime. Mais des cases datées d’autres époques s’incrustent dans le décor principal, relatant d’autres événements survenus ici en d’autres temps.

 

1 – Here – couverture, 2015
76 x 102 cm

2 – 1990
46 x 36 cm

3 – 1989
41 x 50 cm

acrylique sur bois

 

Ainsi, sur la même double page, un Walkman joue, oublié sur une table basse (1986), tandis qu’un homme transporte un tapis roulé (2014), qu’un bébé dort dans un fatras de meubles (1938), qu’une Indienne contemple un bras de rivière (1352), et que des pas marquent la neige (1869). Peu à peu, pour le lecteur, des lignes de récit se constituent, des évocations se concrétisent, des questions trouvent leur réponse. Vous n’êtes pas dans un labyrinthe, ni dans une chambre d’écho, mais dans un puzzle temporel. Et vous avez 300 pages de plaisir pour le reconstruire.

Marcel Proust ? Philip K. Dick ? Alain Robbe-Grillet ? Georges Perec ? Raymond Queneau ? Jorge-Luis Borges ? Évidemment. Ici rappelle les écrits des plus fameux dompteurs de temps et d’emboîtements qu’ait connus la fiction – à raison et à tort. À raison, car le talent de McGuire n’a rien à leur envier. À tort, car son mode d’expression et son style lui donnent l’avantage d’une lecture limpide. Très peu de dialogues. Des doubles pages aux airs d’installations, avec ces cases venues d’époques multiples incrustées dans le décor comme autant d’œuvres. Un dessin impeccable, mêlant la main et l’ordinateur. Et surtout, l’émotion émanant de ces flashes rejetés par le ressac du temps. Cette chaleur dit la nature d’abord autobiographique de l’œuvre.

La maison d’Ici se dresse à Perth Amboy, New Jersey. McGuire est né dans cette petite ville en 1957. D’ailleurs, ce sont la construction de la maison (1907) et la date probable de sa mise en vente (2014) qui encadrent la partie la plus riche de l’ouvrage, celle de la mémoire de l’auteur, ce vaste album peuplé de frères et de sœurs, de parents et de grands-parents que chacun de nous possède, où se mêlent parties de Twister, déguisements d’anniversaire, deuils et séances de photos familiales. Si ce livre est autre chose qu’un exercice de style, c’est que McGuire le porte en lui depuis un quart de siècle – au moins.

En 1989, il en a publié le prototype dans Raw, le magazine de Spiegelman. Sous le même titre – Here, en VO – et en noir et blanc, il y a brièvement posé son énoncé fondateur : que s’est-il passé ici, exactement ici, et que s’y passera-t-il dans l’avenir ? L’œuvre a été saluée, en particulier par Chris Ware dont elle a largement influencé la production. Pour McGuire, on s’en doute, le temps a fait le reste. Voici peu, alors qu’il travaillait à son livre, lui et les autres héritiers ont vendu la maison de Perth Amboy. L’auteur y a récupéré une liasse de photos de famille. Leurs personnages vivent désormais Ici, dans une succession magistrale d’éternels instants présents.

François Landon