STEFANO RICCI

L’histoire de l’ours

Exposition du 10 janvier au 8 février 2014

Après les lumières et les ombres nord-africaines de José Muñoz, la Galerie Martel offre ses murs, du 10 janvier au 8 février 2014, à un tout autre noir et blanc : celui du nord, celui de L’histoire de l’ours, premier roman graphique au long cours et en solo de Stefano Ricci. De la neige à la nuit, de l’humanité à l’animalité, ce collage sensible du réel, du souvenir, du témoignage et de l’imaginaire se métamorphose en un récit exceptionnel – servi par un talent pictural d’égale intensité.

Ni storyboard, ni esquisses. Pour Stefano Ricci, le récit et l’art se construisent dans l’immédiat. Puis, après des essais, des lancers, des retours, des changements, l’affaire se cristallise : « C’est comme le final d’une partie de solitaire », sourit-il. « Soudain, tout devient rapide. » Ainsi, L’histoire de l’ours – 210 planches, 420 pages – n’a pris sa logique qu’à l’été 2013, voici six mois à peine. Mais si l’on parle de genèse, Ricci hausse les épaules : il ignore le point d’origine de son roman graphique.

 

1 – L’histoire de l’ours, 2013
pastel gras, encre de chine, fusain

2 & 3- Invacca, 2010
pastel gras, encre de chine, fusain

 

Est-ce 1944, l’année zéro de son Italie natale, écartelée entre fascistes et partisans, Allemands et Américains, que lui ont contée son père et son oncle ? Ou 2002, quand à Hambourg Ricci a lié sa vie à celle d’Anke Feuchtenberger, avec qui il produit fréquemment des oeuvres à quatre mains, avec qui il a créé les éditions Mami Verlag ? Ou 2007, lorsque la presse relata la mort de l’ours Bruno, implanté en Italie du nord et abattu sur ordre des autorités allemandes, affaire qui fit scandale jusqu’à Bruxelles ? Ou 2009, lorsque Ricci et Anke se sont installés « là où les espaces sont vraiment vides », au bord de la Baltique, dans cette Poméranie battue de vent et de neige, qui donne le ton graphique du récit ? À moins que ce ne soit 1966, année de naissance de l’auteur à Bologne ? C’est tout cela. Semblable à l’ours, Ricci est un saute-frontières.

Son pays est sa sensibilité. Comme il le dit, « un passeur solitaire », et ce mouvement perpétuel imprègne son art. Crayon, pastel, fusain, pinceau, gomme, il superpose, recouvre, efface jusqu’au papier, recommence, laisse apparents ses tracés, ajoute des bribes de dessins antérieurs, de calque, de ruban adhésif – même des fragments de fil à coudre. Pas de maniérisme, ici : comme pour son inspiration narrative, c’est une unité éclatante qui jaillit de ces éléments épars. « Je suis moins un autodidacte qu’un orphelin artistique », dit-il. Ces instruments, il les a conquis tour à tour, comme une ascèse. Quinze ans au seul crayon. Un médium pauvre ? « La guitare de Kurt Cobain devait coûter quinze dollars… » Le fusain, lorsqu’il a compris la qualité de lumière qu’il pouvait en tirer. Et le pinceau, dernier venu, voici trois ans : « Mon histoire allait plus vite que les dessins, et je voulais qu’ils avancent ensemble. Pour la fraîcheur. Le pinceau est liquide, rapide. C’est un bon copain. »

Le graal de Ricci, c’est le Pinocchio de Collodi – un Dr Grillon traverse même son récit. S’il lit et relit ce livre, c’est à cause des changements, des métamorphoses qui marquent le chemin du pantin de bois. Et s’il regrette la transformation finale de Pinocchio en un vrai petit garçon, c’est simplement que pour lui l’humain n’a pas la grâce. Bruno, l’étrange ours anthropoïde qui mène son roman graphique, prend donc in fine le visage d’un plantigrade ordinaire – celui du Bruno abattu sur ordre officiel voici six ans. Dans L’histoire de l’ours, les narrations se superposent. Il y a les cases – elles tiennent chacune une double page – émaillées d’occasionnelles bulles noires à lettrage en réserve. Et en marge un texte off, reprenant en écho des récits d’hommes jeunes dans la débâcle de 1944, ou des segments de l’action, ou des mails adressés par Ricci à des amis et à la femme aimée, Petitétoile, Stellina en VO, Anke Feuchtenberger.

Synchrones ou dissociées, ces voix parfaitement accordées engendrent une impression de rêve un peu flottant. On pense aux premiers plans d’Images, de Robert Altman. De même, une séquence où des sangliers affolés sont pris dans des clôtures électriques rappelle, par son intensité onirique, la confession clé du Silence des agneaux : la photo et le film – tout court ou d’animation – font aussi partie de la palette de Ricci. Faut-il ajouter que chez lui, narration et création artistique pure sont impossibles à dissocier ? « C’est l’exposition des originaux aux murs d’une galerie qui termine vraiment un livre », affirme-t-il. « Regarder les planches directement, sans même la barrière d’un verre, permet à chacun de faire son propre montage. D’ouvrir des bulles d’abstraction dans un rythme qui n’est pas celui du roman graphique. »

Rien d’étonnant que Ricci poursuive son labeur jusqu’à la préparation de l’impression : « la reproduction fait partie du processus du dessin… mais l’éclairage des scans est souvent cruel. Alors, pour L’histoire de l’ours, j’ai photographié la moitié des planches en modifiant la lumière naturelle avec des spots : le livre devient vivant. Les originaux restent uniques. »

François Landon