CHRIS WARE

Exposition du 15 mars au 27 avril 2013

 

Après Éric Lambé et son Fils du roi, la galerie Martel accueille un virtuose de la mise en page. Un maniaque du lettrage et du schéma. Un obsédé du malentendu, de la mélancolie, de la frustration, de l’indice caché. Un innovateur rigoureux qui totalise plus de Harvey, d’Ignatz, d’Eisner et d’Alph’Art qu’aucun maréchal soviétique n’a jamais trusté de médailles. Un très grand parmi les grands : Chris Ware.

Au début des années 1980, Chris Ware s’intéresse « à l’idée des années 1960… quel qu’ait été le sens de ces mots pour un ado du Midwest. » Il dévalise de leurs comics underground les kiosques et les boutiques baba d’Omaha, Nebraska. Il découvre Raw, Robert Crumb, Gary Panter, Charles Burns et les autres. L’envie lui vient de vouer le seul talent qu’il se reconnaisse – le dessin – à la création de comics : « Durant les années 80, la culture populaire était à ce point embourbée dans la fausseté et la compromission que la bande dessinée semblait un réceptacle à la fois sûr et dénué de présomption, à même de véhiculer une authenticité solitaire. »  (1) En trente ans, son opinion n’a pas bougé.

 

1 – Skyscrapers, 1999
37,5 x 60,3 cm

2 – Marooned on Mars, 2003
50,8 x 71,1 cm

3 – Building Stories – Front Cover, 2012
50,8 x 72,4 cm

encre, gouache de couleur blanche et crayon bleu sur carton bristol

 

À seize ans, Chris Ware a quitté le Nebraska pour le Texas. Inscrit à l’université d’Austin, il commence à publier des strips dans The Daily Texan, l’un des meilleurs quotidiens étudiants du pays. Ainsi naîtra Quimby the Mouse, souris dépressive dont l’univers est cousin de ceux de Krazy Kat ou de Félix le chat. Spiegelman le repère. Il lui ouvre les pages de Raw. En 1992, lorsqu’il s’installe à Chicago, il continue à fournir des strips au New City et au Chicago Reader, deux hebdos alternatifs.

Ces bandes, reprises et complétées, nourriront The Acme Novelty Library, la série de comic books aux formats variés qu’il commence alors à publier. Elle sera l’épine dorsale de son œuvre. Le ton est donné. Car Acme, c’est une société de vente imaginaire et loufoque où se fournissent aussi bien Vil Coyote que les savants fous de Gary Larson. Roger Rabbit a peut-être buté son PDG. Et la maison ne date pas d’hier, puisque Buster Keaton y acheta une alliance en laiton. Chris Ware sait choisir ses fournisseurs. Quant à Novelty,  c’est la bimbeloterie de bazar…

Chris Ware ne se vend pas comme un produit de luxe. Il se met peu en avant. Discrétion ? Goût du masque ? Au mieux discerne-t-on son paraphe au milieu d’une de ses fausse pub cheap. Il en raffole, comme des labels inventés de 78 tours, des effets de loupe et des flèches à la Al Capp, des éclatés et des enchaînements de cases aussi minuscules que des pictogrammes. Sur ses doubles pages magistrales comme des roses de cathédrale, il dissocie en douceur les causes et les effets, le présent et le passé, tandis que son trait danse sans hiatus entre la grâce de Little Nemo et la froideur autiste d’un plan de montage Ikea.

Le livre qui l’impose à l’échelon mondial est publié à New York en 2000, chez Pantheon. Son héros, né dans un hebdo de Chicago, a bien sûr transité par les pages de The Acme Novelty Library. Mais ici, Jimmy Corrigan, le gamin le plus intelligent du monde, s’offre un one man show. Avec sa tristesse endémique, ses intrigues croisées, son talent et son intelligence, ce roman graphique fait l’unanimité et rafle les distinctions.

La force de Jimmy Corrigan – comme récemment celle de Building Stories – c’est son ésotérisme élégant. Des indices l’émaillent, et sa visite peut ne pas avoir de fin. Les lecteurs-limiers brandissent leurs trouvailles sur le Web, des années après leur première lecture. Voisinage caché. Consanguinité secrète. Débusquer ces camouflages, c’est comme s’amuser à poursuivre l’horizon.

Georges Perec a dit de La vie, mode d’emploi, son roman-puzzle consacré à la vie d’un immeuble parisien, qu’il s’agissait « d’un livre pour jouer avec. » La formule vaut pour le dernier opus de Chris Ware. Dans Building StoriesHistoires de bâtiments ou Bâtir des histoires, comme on voudra – la déstructuration est physique. C’est un packaging façon Monopoly, une boîte de jeu pourvue de son plateau, qui recèle le récit : comics, album relié, strips, formats géants et même un faux Petit livre d’or. On y entre comme dans un moulin. On y frôle à son insu les pages tragiques de la vie de l’auteur, enluminées par son talent : « Les dessinateurs comme Dan Clowes, Jason Lutes et moi-même nous efforçons tous de raconter une histoire sérieuse avec les outils de la blague… De composer une épopée puissante, attachante et détaillée, en enchaînant des comptines. »

François Landon  

(1) Ces éléments sont tirés de l’excellente interview de Chris Ware par Tavi Gevinson, parue sur le site pour adolescentes rookiemag.com.