BLUTCH

Pour en finir avec le cinéma

Exposition du 16 septembre au 29 octobre 2011

 

Après Mariscal, c’est Blutch que la Galerie Martel accueille à partir du 15 septembre 2011. Jonglant à perdre haleine avec les styles et les références, ce virtuose gagne encore en carrure et en profondeur. Cette exposition – qui présente entre autres des planches de Pour en finir avec le cinéma, son album à paraître le 9 septembre chez Dargaud – mesure le chemin et l’intégrité d’un artiste mu par sa propre recherche du temps perdu, dans la vie et sur écran.

Pour l’état-civil, il est né Christian Hincker en 1967. En réalité, Blutch a vu le jour lorsque John Cassavetes a endossé le smok’ de Johnny Staccato. Ou en se mutinant avec Marlon Brando, à bord du Bounty. En sautant sur Sainte Mère-Église avec le lieutenant-colonel John Wayne. Ou en relayant Steve McQueen au volant d’une Porsche 917, entre Mulsanne et les Hunaudières. Blutch, c’est l’étincelle qui lie la mythologie moderne et une vie n’appartenant qu’à lui. C’est un kaléidoscope de souvenirs, de références, d’admirations : « Balthus-Bunuel-Fred-Posada-Forest-Winogrand-Helmut Newton-Sun Ra »… Cette liste, il l’a fait figurer dans son album Vitesse moderne (Dupuis, 2002). Elle a juste valeur d’exemple. Car en peinture, en ciné, en dessin, en BD, en photo ou en jazz, Blutch pourrait prolonger à l’infini l’énumération de ce qu’il aime, de ce qu’il porte. Kurtzman, Topor, Polanski – sans parler de Hitchcock, Kazan ou Poïvet – y ont leur juste place.

Mais pour un auteur graphique, qu’est-ce qui transforme ce panthéon chiné au fil du 20e siècle en une oeuvre cohérente et forte ? Trois choses. D’abord, une rapidité de prestidigitateur. Moitié souvenir, moitié film, ou moitié vie et moitié rêve, un livre de Blutch marche comme les flip-books, ces albums d’images fixes qui produisent un effet-cinéma lorsqu’on les effeuille du pouce. La vitesse des liaisons et l’intelligence effacent les raccords. Reste une histoire, une émotion.

Ensuite, ce panthéon-là est ouvert, collectif, open source. Peu importe que vous soyez un ex-gamin des années 50 ou 90. Au fond, vous avez bavé devant les mêmes écrans – et rougi devant les mêmes filles. C’est votre autobiographie qui se réveille au fil de ces pages. Dans Le petit Christian (1998 et 2008, L’association) Blutch met en scène son premier amour. Elle y apparaît sous son vrai nom, comme les acteurs de La grande bouffe : Catie Borie. « Et tout le monde a une Catie Borie », sourit l’auteur. « Je voulais que chacun retrouve la sienne dans ce livre. C’est aussi pour ça qu’il est écrit au présent. »

Blutch se montre volontiers dans ses récits. Grandeur nature. En filigrane. Lorsque Newman ou Ronet lui enseignaient la vie. Sous le nom de Blotch dans le récit éponyme – et même en portrait d’obèse, sur le frontispice de l’ouvrage. Dans Pour en finir avec le cinéma, son dernier album chez Dargaud, il apparaît ingrat, expansif et nu, un peu comme le Guido Buzzelli de La révolte des ratés : « Mais figurer dans sa propre BD ne veut pas dire que l’on y joue son vrai rôle ! » se défausse Blutch. « Sur ce plan, Buzzelli m’a décoincé : pour mentir, rien de plus commode que de se mettre en scène… »

Enfin, et cette grâce n’est pas donnée à tout le monde, Blutch réalise une oeuvre. C’est à dire qu’il traque de livre en livre, sous tous les angles et par tous les styles, le moyen de river le même clou qui sans cesse lui échappe : le temps et sa fuite, que même le cinéma n’arrête pas. « Je réalise que les choses que j’ai vécues et aimées disparaissent sans laisser de traces », dit-il. « Et je ne pensais pas que ce serait possible… » Alors, il y revient, encore et toujours.

Et c’est aussi pour cela qu’il dit avoir dessiné à seize ans d’intervalle – dans Lettres américaines (1995, Cornelius) et Pour en finir avec le cinéma – le même port d’Alexandrie ou Mankiewicz fait voguer la galère de César. C’est encore pour cela que Blutch parle de ces collines de travail qui se dressent devant lui et qu’il lui faudra gravir sans cesse, sans fin, l’une après l’autre. « Si bien qu’à 43 ans, il a tout son avenir d’auteur devant lui », sourit l’un de ses vieux amis. « Il suit sa route sans dévier. Dans ce monde, ce n’est guère courant ». Pas étonnant que Blutch aime le jazz, genre qui s’oblige à réinventer sans cesse les mêmes standards, pour en faire jaillir la lumière.

« Au fond, j’essaie d’expliquer ce que c’est d’avoir 20 ans », conclut l’auteur. Une façon de s’approprier la phrase en exergue du Messager, ce film de Joseph Losey sorti quand Blutch avait l’âge du petit Christian Hincker : « Le passé est une terre étrangère. Ils font les choses différemment, là-bas. »

François Landon