CHRIS WARE

Monographie

Exposition du 29 mars au 19 mai 2018

Après Joost Swarte et sa « ligne claire » typée, la Galerie Martel offre pour la deuxième fois ses murs à Chris Ware. Quoi de plus logique ? Swarte est le rénovateur d’un style, quand Ware pousse celui-ci à ses extrêmes : inventivité formelle, recours au schéma, au plan, à la maquette, changements perpétuels d’échelle… Ce poète de la mélancolie et de l’architecture vintage met en perspective son œuvre, sa vie et l’évolution de sa manière dans un tout récent album, Monographie.

La Galerie Martel a le plaisir de réunir une sélection d’originaux majeurs de cet artiste hors norme. Chris Ware naît à Omaha, Nebraska, en 1967. Dans les années 1980, l’ado découvre la culture sixties. Il dévalise de leurs comics underground les kiosques et les boutiques de sa ville, dévorant Raw, Robert Crumb, Gary Panter, Charles Burns. Lui qui ne se reconnaît qu’un unique talent, le dessin, veut sauter le pas : la bande dessinée lui semble un médium « inexploité, légèrement tendu, un monde d’expression potentielle, d’honnêteté authentique et même peut-être un moyen de rencontrer des filles (mais ce n’était pas le cas). »

 

À seize ans, il quitte le Nebraska pour le Texas et commence à publier des strips dans The Daily Texan. Ainsi naîtra Quimby the Mouse, souris dépressive dont l’univers est cousin de ceux de Krazy Kat ou de Félix le chat. Spiegelman le repère. Il lui ouvre les pages de Raw. Plus tard, Françoise Mouly, épouse de Spiegelman, fera de l’artiste un régulier du New Yorker. En 1992, lorsque Ware s’installe à Chicago, il continue à fournir des strips au New City et au Chicago Reader, deux hebdos alternatifs. Ces bandes nourriront The Acme Novelty Library, la série de comic books aux formats variés qu’il commence alors à publier. Le ton est donné. Car Acme, c’est une société de vente imaginaire et loufoque où se fournissent aussi bien Vil Coyote que les savants fous de Gary Larson.

Chris Ware habite son œuvre, dont il est autant le démiurge que l’acteur discret : au mieux discerne-t-on son paraphe sur l’une de ses pubs minables, façon « reprenez vos études » ou « exploitez vos possibilités ». Il en raffole, comme des faux labels de 78 tours, des effets de loupe et des flèches à la Al Capp, des éclatés et des enchaînements de cases minuscules. Sur ses doubles pages magistrales, il dissocie en douceur les causes et les effets, le présent et le passé, tandis que son trait danse sans hiatus entre la grâce de Little Nemo et l’exactitude millimétrique d’un dessin industriel. Le livre qui l’impose, Jimmy Corrigan, le gamin le plus intelligent du monde, est publié en 2000.

Son héros, né dans un hebdo de Chicago, a transité par les pages de The Acme Novelty Library. Avec sa tristesse endémique, ses intrigues croisées, son talent et sa finesse, ce roman graphique rafle les distinctions. La force de Jimmy Corrigan – comme celle de l’œuvre de Ware – c’est l’ésotérisme élégant. On le discerne dans la disposition tête-bêche ou à 90° de certains dessins. Dans les indices discrets émaillant cases et schémas, que des lecteurs s’acharnent à repérer, au fil d’une lecture qui peut ne pas avoir de fin.

Partout chez Ware poussent des buildings. Hauts, répétitifs, façades de pierre ou de terre cuite. Fenêtres rectangulaires reproduites à l’identique : c’est la patte rigoureuse de l’école de Chicago. Ce style est l’une des passions de l’artiste, et cette ville est devenu le centre de sa fiction. Building Stories – « Histoires de bâtiments », « Bâtir des histoires » ou même des « étages » – prend l’aspect d’une boîte de jeu recelant comics, album relié, strips, formats géants et même un faux Petit Livre d’or, tous composant l’histoire.

Monographie, dernier ouvrage en date de Ware, propose d’anciens clichés et des maquettes à monter soi-même de bâtiments et d’appareils. Le modèle réduit est un relais entre son monde et le nôtre, du petit quartier de banlieue en balsa au cinéma à manivelle en carton léger. Dans ses dessins, le changement d’échelle fait voisiner les cases microscopiques et les personnages format tabloïd. Enfin, Monographie témoigne de l’évolution stylistique de Chris Ware, qui reprend désormais en dessin manuel les codes numériques, souris, colorimétrie, etc.

L’oeuvre de Chris Ware peut faire sienne la réflexion de Georges Perec à propos de La vie, mode d’emploi, ce roman-puzzle consacré à la vie d’un immeuble parisien :
« Un livre pour jouer avec. » Elle est soeur aussi de l’approche de Richard McGuire, l’auteur de Here (Ici). L’un explore l’espace. En fixant son regard sur un coin d’Amérique, l’autre traverse les années et les millénaires. Deux façons de donner à lire en la cryptant la gravité de l’existence, par une démarche graphique inédite qui renforce encore la difficulté de l’exercice.

François Landon