CHRIS WARE

RUSTY BROWN, THEME SONG

Exposition du 16 mars au 16 avril 2022
Vernissage en présence de l’artiste le mardi 15 mars à partir de 18h30
Séance de dédicace sur réservation le mardi 15 mars à partir de 17h

La palette de Chris Ware dépasse les Acme, Jimmy Corrigan et autres Rusty Brown qui, en vingt ans, ont assis son rayonnement. Car il sait transposer sans se trahir sa mélancolie élégante, sa manie de l’indice caché et son trait inouï vers l’animation, l’illustration, le design graphique ou la jaquette de livres. Grand Prix 2021 du Festival d’Angoulême, Ware présidera naturellement le jury de l’actuel millésime.

À cette occasion, la Galerie Martel est heureuse d’exposer, à partir du 15 mars prochain, des originaux mettant en lumière les autres facettes de cet artiste, parmi les plus accomplis et les plus surprenants du temps. Question d’univers, question de style : Ware fait partie des rares dessinateurs dont le travail gagne à passer la frontière de l’animation. Son alchimie du mouvement, la Galerie Martel en présente les travaux préparatoires. D’abord, un générique animé de Rusty Brown, créé juste pour le plaisir. Fusées, planètes, galaxies puis zoom sur la terre. Une petite ville américaine. Enfin, plan du malhabile Rusty, attifé en super-héros. Personnages, déconvenues et amours sans retour, toute l’âme du livre est là – jouée sur un tempo hyper-rapide, quasi subliminal. Impossible de s’attarder, de décortiquer, comme on passe au peigne fin l’une de ses planches imprimées : il faut voir et revoir.

Les éditions Sigaretten ont eu l’heureuse initiative de publier, plan par plan et documents à l’appui, ce générique imaginaire. Même gymnastique pour Mirror, autre film dont la Galerie Martel expose les travaux préparatoires. Ici, la genèse est plus complexe. Chris Ware – toujours accompagné de John Kuramoto, son animateur – l’a conçue en parallèle avec une couverture du New Yorker. Au passage, rappelons les liens historiques de l’artiste avec Art Spiegelman et Françoise Mouly, les deux créateurs de Raw. Cette revue a été la première vraie rampe de lancement de Ware. Puis Mouly est devenue DA du New Yorker et Ware, un régulier de ses couvertures.

Donc, celle-ci, intitulée Mirror : face à une glace, une pré-ado et sa maman font des essais de rouge à lèvre. Pour la fille, transportée, c’est une première. Pour la mère, fatiguée, le verdict de l’âge. À cette couverture, le film confère son vrai relief en trois minutes et demie. Une citrouille sculptée date la scène : une veille de Halloween. Puis, juste entre-aperçu, un portrait en plan américain de Hillary Clinton, sourire et veste rouges. Hillary est le modèle choisi par la gamine pour ce déguisement qui lui permet de se maquiller pour la première fois. « Tu es plutôt mieux comme ça », laisse échapper la mère – se mordant aussitôt les lèvres.

Sa gaffe cruelle la renvoie à sa propre enfance et à son statut ancien de vilain petit canard. Elle analysera la séquence sur le divan de son psy. Le film Mirror, avec son jeu de miroirs, de fenêtres, de tableaux, de pans de murs coulissant comme des décors de théâtre pour occulter la vision du spectateur, avec son choc sourd des âges où l’éblouissement de l’une conditionne le naufrage de l’autre, avec son évocation fine du travail analytique, fouille comme toujours la nostalgie graphique de Ware. Mais cette fois, le dynamisme et la profondeur visuelle en plus. Dans un article titré sans ironie « Le lettreur le plus intelligent du monde », le trimestriel graphique anglais Eye Magazine relève ces propos de Ware : « Mes cartoons tiennent moins du dessin que de la typographie. C’est une sorte de ‘lettrage en image’. Voilà pourquoi, à mon avis, certains lecteurs les trouvent assez dénués d’émotion pour les détester. »

Le dessin réalisé par Ware pour l’affiche d’Angoulême 2022 – il est exposé en version XXL à la Galerie Martel – en fournit le meilleur exemple. Son Mickey Mouse en forme de gélule, qui se penche peut-être sur une rotative invisible et sur une double planche d’album, est à la fois spectateur, auteur et personnage de sa propre aventure. Cette affiche est à la fois un dessin et une histoire. Ici, Ware opère le prodige de concentrer et de diffracter en même temps son univers. Les triangle jaune, carré rouge et rond bleu rendent hommage à Kandinsky et au Bauhaus. Les rêves du Mickey s’emboîtent, comme plus loin s’emboîtent un décor mâle et sa partie femelle. Les cases vides sont des gouffres défiant la géométrie euclidienne.

Toute cette folie cohérente s’engrène comme les rouages d’une montre à complications. Du pur design graphique ? Sans aucun doute. Sans émotion ? Voyez donc Minnie avec sa jupette en trapèze rouge, les rêveries d’amour et d’enfants qu’elle inspire à Mickey, les larmes calibrées de celui-ci, ou cet obscure tuerie à la batte dont le meurtrier et la victime demeurent flous. Ailleurs, qu’il s’agisse d’une fresque pour Warby Parker, lunettiers dans le coup, ou d’une façade pour le 826 Valencia de San Francisco, organisme non lucratif épaulant écoliers et étudiants défavorisés, la même discrétion talentueuse demeure la marque de Ware.

Son épouse, Marnie, est enseignante. Ses propres travaux sont étudiés à l’école du prestigieux Art Institute of Chicago. Faut-il s’étonner que ce modèle d’humilité ait titré « Pédantrie et Pédagogie » le portfolio édité pour lui par la Galerie Martel ? Quoi qu’il fasse, Chris Ware s’efface pour mieux se révéler. Ses BD sont le pivot d’un de ses praxinoscope à découper et à coller, dont il a soigneusement dessiné les plans. Un jouet visuel qui fonctionne parfaitement.

François Landon