FRED

Exposition du 2 décembre 2022 au 21 janvier 2023
Vernissage en présence de la famille de l’artiste jeudi 1er décembre
à partir de 18h

Philémon et ses fabuleuses îles océaniques en forme de lettres ? Il en est le père. Hara-Kiri, le « journal bête et méchant » qui révolutionna et la presse et l’humour ? Il fut un pilier de sa création, avec Cabu, Cavanna et le Professeur Choron. Comme il contribua ensuite à mettre sur orbite le Pilote de l’âge d’Or… Qui d’autre que lui aurait imaginé des critiques aquatiques partant à l’assaut d’un bateau-spectacle, ou le regard de deux yeux, dessinés sur des napperons de papier découpé formant leurs orbites ?

À partir du 2 décembre 2022, la Galerie Martel consacre à l’inventeur de mondes que fut Fred une grande exposition. En près de trente œuvres, l’expression de chaque facette d’un artiste unique, limpide et lumineux. En mars 1931, Fred naît à Paris sous le nom de Frédéric Othon Aristidès. Il se serait appelé Frédéric Othon Olympiou si son futur père, jeune Grec fuyant la Turquie de 1917, ne s’était emmêlé les pinceaux devant l’État-civil français. La famille tire le diable par la queue mais échoue à Paris, rue de la Paix – à deux pas de l’agence de presse Opera Mundi. Fred, dix ans, s’y introduit et tombe sur stock de comics, de Mickey à Mandrake. Révélation ! Surtout, il superpose à ces BD — qu’il commence à copier — l’imagination qui forgera son style graphique et narratif.

Il s’interroge : par exemple, que se cache-t-il derrière la bulle d’une case ? La continuation d’un décor ? Ou bien une autre bulle, dissimulant elle-même une autre bulle, et ainsi ad libitum ? On se dirige déjà vers la religieuse au chocolat rêvant, sur le divan d’un psy-pâtissier, de devenir pièce montée, pour ne citer qu’un dessin. Ou, parlant du quotidien de l’artiste, de sa manie de garder fermée la fenêtre faisant face à sa table à dessin, de peur que ses idées ne s’envolent.

Ses idées, qu’il chassait dans l’eau brûlante de sa baignoire : elles devaient apparaître avant que le bain ait refroidi. Car le talent de Fred est né sans doute de l’absence de frontière entre sa vie et son travail, ou plutôt sa création. Il a toujours dessiné, dans les marges des cahiers, autour des perforations des feuilles de classeur. À la fin des années 1950, ramant pour placer ses travaux, il tombe sur l’équipe d’une feuille de chou vendue par colportage — avec lui, elle deviendra Hara-Kiri. Là, Fred publiera Le petit cirque, Le Manu-Manu, Les petits métiers. Il deviendra directeur artistique du magazine.

Mais les gauloiseries ambiantes le lassent. La vraie source de son oxygène, c’est la BD, là où il peut enchaîner librement les péripéties nées de son imagination. En 1966, il présente à Spirou une histoire en quinze planches. Refusée. René Goscinny, rédac’chef de Pilote, accepte sa publication. C’est La clairière des trois hiboux, la première aventure de Philémon.

Le fameux garçon au maillot rayé eut d’abord en guise d’yeux deux points noirs à la Tintin (hasard ? lors de la parution de la bande, Hergé fut l’un des premiers à adresser à Fred une lettre de félicitation). Puis il reçut, comme on le sait, ses deux légendaires traits noirs. Ce personnage, inspiré selon Fred par son propre fils Eric, représente-t-il la quintessence de l’œuvre de l’artiste ? Comme toujours, le kaléidoscope est plus subtil. Ainsi que l’a noté François Le Bescond, son éditeur et ami : « Prenez par exemple Hector, le père de Philémon. Il ne jure que par la réalité et incarne le père de Fred – mais aussi une facette de l’artiste lui-même, vite capable de se montrer râleur lorsqu’on le dérangeait sur son nuage. Le centaure Vendredi partage ce trait. Et songez à ce fameux Hum ! grognon, commun à nombre de personnages. Il exprime la même chose. »

Du Voyage de l’Incrédule à Case tout risque, rien d’étonnant à ce que Philémon se taille aujourd’hui la part du lion sur les murs de la Galerie Martel : la moitié des planches y sont consacrées au héros et à son univers, fantasmagorique et foisonnant comme celui d’un Jérôme Bosch tendre. Car c’est Philémon, au bout du compte, qui a permis au grand public de goûter pleinement le style graphique de Fred, d’abord jugé rébarbatif – on sait qu’à ses débuts dans Pilote, Goscinny préféra l’atteler comme scénariste à une escouade de dessinateurs, Mézières, Alexis, Brétecher, Mic Delinx… Pour lesquels il produisit jusqu’à soixante-dix planches par mois !

Mais Fred — qui par ailleurs s’illustra dans le cinéma et écrivit pour Jacques Dutronc Le fond de l’air est frais — ne fut jamais autant lui-même que lorsqu’il réunit sur une même feuille de papier, face à sa fenêtre obligatoirement fermée, l’écriture et le dessin, en des mises en pages somptueuses et jamais gratuites, à la fois de leur époque comme de toutes les époques — voyez le Chat à neuf queues ou Jules Émile, par exemple. Quant aux autres œuvres exposées à la Galerie Martel, du Petit cirque à Cythère, l’apprentie sorcière en passant par Magic Palace Hotel et les couvertures historiques de Pilote et Hara-Kiri, elles jalonnent toutes un parcours rare : celui d’un artiste joignant l’imagination débridée à une rigueur hors-norme. Le mix n’est pas donné à tout le monde.

François Landon