GIACOMO NANNI

Un jour, le soir

Exposition du 5 mai au 10 juin 2023

 

Voici le troisième travail au long cours d’un artiste surprenant. Avec des techniques narratives et graphiques qu’il est seul à posséder, Giacomo Nanni conjugue la clarté, le mystère, le minimalisme, l’envoûtement… Après la mystique d’Acte de Dieu, la cruauté de Tout est vrai, place à Un jour, le soir. Un livre à lire, à regarder, à rêver. Un livre qui hisse au niveau de la poésie pure le désir insatisfait, la faim, le manque d’argent. Un livre dont la Galerie Martel a le privilège de présenter les originaux à partir du 5 mai.

Dans Acte de Dieu, paru en 2019, Nanni travaillait chaque planche – si l’on peut parler de planche, puisque le livre était réalisé sur ordinateur – en trames Photoshop. Ces couches superposées lui permettaient d’ajuster ses nuances, sa lumière, ses effets de matière. Deux ans plus tard, son Tout est vrai, à première vue de facture identique, marque une rupture radicale. L’auteur a quitté l’outil virtuel pour son équivalent manuel. Les trames Photoshop cèdent la place à des transparents A4, du type destiné aux rétroprojecteurs. Le process commence par un crayonné, reporté sur un transparent. Et là vient la magie : Nanni couvre trois autres transparents d’encres rouge, jaune et bleue – les couleurs primaires de l’imprimerie – où il va ménager des vides et des hachures, comme sur une carte à gratter. La superposition et le positionnement des transparents produit un effet de trame.

« Avec son dernier livre Un jour, le soir, Giacomo Nanni pousse encore plus loin les prouesses de Tout est vrai », remarque Bérangère Orieux, directrice des éditions Ici-Même. Elle suit le travail de l’artiste depuis plus de vingt ans. Si elle a déjà co-édité ses précédents grands ouvrages, Un jour, le soir est une création exclusive de sa maison d’édition. Cette éditrice impliquée « laisse la main » à ses auteurs, mais elle a tout de même suggéré à Nanni un ajout de poids : enrichir de textes le récit muet qu’il envisageait. Si bien qu’un monologue intérieur ponctue parfaitement l’errance graphique du personnage central, perdu entre aujourd’hui (qui est demain, vu d’hier) et hier (qui est demain, vu d’avant-hier). Perdu, aussi, dans le souvenir d’une petite fille trouvant au matin, sous son oreiller, des pièces d’or en chocolat lorsqu’elle avait dîné la veille d’une fricassée de coeurs de poulets – pour elle, « les coeurs de l’oiseau d’or ». À la dernière image, le narrateur repèrera dans une gondole de supérette une barquette de coeurs de volaille, frappée du logo Carrefour…

Un Jour, Le Soir
peinture acrylique sur feuilles de rhodoïd
29,7 x 21 cm

 

Au delà des effets de trame à la Roy Lichtenstein, derrière la répétition d’images évoquant les soupes Campbell’s et les Marilyn dédoublées d’Andy Warhol, il y a aussi du Georges Perec dans cette poésie du réel mêlée à la poésie tout court. Une poésie qui se dévide au fil du Paris des quartiers de l’est, avec ses bouches de métro aux candélabres art-déco surmontés d’un globe blanc, ses néons, les raies blanches de ses passages piétons et cette fille en face de vous sur la banquette de synthétique, cette fille qui descend une station avant vous, cette fille dont vous ne savez pas si vous avez été amoureux d’elle ou elle de vous, cette fille avec qui tout pourrait commencer ou recommencer, cette fille qui peut-être était la gamine dévoreuse de coeurs d’oiseaux d’or.

Des silhouettes humaines, noires et quasi-anonymes ponctuaient Tout est vrai. Dans Un jour, le soir, les silhouettes sortent légèrement de l’ombre, leurs traits adoucis par le clair-obscur du crépuscule parisien. Première d’entre-elles, celle du narrateur. D’image en image, sa figure est elle aussi souvent dupliquée. Droite et musculaire comme celle d’un danseur, elle évoque cette gravure de La semeuse qui orna jusqu’au tournant de ce siècle les pièces de monnaie françaises. Est-ce un hasard ? L’argent est l’un des pivots du livre de Nanni. L’argent et son manque, avec le découvert autorisé de 400 euros évanoui à l’orée du flash-back, quand avant-hier était aujourd’hui. Dans Un jour, le soir, le manque d’argent a aussi son double : la faim. La faim tenace, si quotidienne qu’elle engendre comme une ivresse. Le repas du soir se limite à un croissant. Si l’on saute ce repas, il n’y aura plus qu’à imaginer – ou dessiner, ce qui revient au même – la fabrication des croissants. Ou des McDo, à la chaîne. Ou les fricassées de coeurs de poulet. On peut même se rassasier de leur recette. Sans compter l’autre faim, faim de l’autre et faim d’amour, la faim qui vous pousse dans les bras d’une petite Chinoise du trottoir, émerveillée des 400 euros – votre découvert autorisé – que vous lui offrez. Elle vous offre en retour un instant magnifique. Mais cet instant-là, c’était avant-hier. Quand hier était encore demain.

François LANDON