ICINORI

Séoul

Exposition du 23 octobre au 21 novembre 2020

Création en duo, souci impérieux de contrôler la chaîne technique depuis le dessin jusqu’à son impression en multiples, fascination pour les expressions graphiques populaires, goût de l’anonymat qui fait passer l’art avant l’artiste, volonté farouche d’épure : Icinori – autant dire Mayumi Otero et Raphaël Urwiller, un seul nom pour un seul créateur en deux personnes – occupe une place à part au royaume des arts plastiques.

Le Louis Vuitton Travel Book qu’Icinori consacre à Séoul exprime en plein cette approche singulière et séduisante. Ce 22 octobre, au cours de la Nuit des Galeries, la Galerie Martel sera heureuse d’en présenter les originaux. Originaux ? Certes. Ici, le mot prend tout son sens. La dénomination administrative de la capitale sud-coréenne est « Ville spéciale de Séoul. » Spécial colle autant à l’âme de cette mégapole. Son paysage se métamorphose tous les demi-kilomètres. Elle est à la fois source culturelle et interface des civilisations japonaise et chinoise. « Séoul est une ville fragmentée, relève Icinori. Elle ne comporte aucun repère majeur, tour Eiffel ou statue de la Liberté. Les petites choses qui la composent laissent l’artiste libre de choisir. Et elle possède encore des hutong, ces quartiers typiques à l’atmosphère rurale, que l’urbanisme pékinois a massacrés. »

 

Louis Vuitton Travel Book – Séoul – 2020

Encres de chine, gouache et crayon sur papier 

42 x 29 cm 

 

Cette identité unique fait-elle écho à celle d’Icinori ? Si Mayumi Otero, composante féminine de ce duo qui est aussi un couple, a des racines asiatiques, son alter ego Raphaël Urwiller précise : « On ne s’intéresse pas à l’Asie parce que Mayumi est japonaise. Il y a un effet de miroir entre notre relation à deux et notre travail commun. » Ils se sont rencontrés à Strasbourg sur les bancs de HEAR, la Haute École des Arts du Rhin. De Blutch à Satrapi en passant par Catel, l’institution a fourni à Angoulême un solide cheptel de primés. Dans ses ateliers – bois, métal, textile, céramique, bijoux, verre, plus bien sûr illustration et impression – Mayumi et Raphaël ont effectué leur
« tour de France », entre art et artisanat. Pour eux, tout part du dessin et y revient. Quand la majorité « plonge vers le numérique », ils veulent « donner du sens au papier. »

Mixant techniques de pointe et tradition, soucieux d’insuffler « de la poésie à chaque phase du process », ils parlent avec émotion de l’imagerie populaire ancienne, telles ces rectos japonais de boîtes d’allumettes, copiés, modifiés, renouvelés au fil de leur distribution, jusqu’en Europe. Leur idéal, c’est la fabrication d’images sans auteur où chaque intervenant ajoute sa patte. C’est pourquoi l’une et l’autre se saisit du carnet de son partenaire, découpe, photocopie, recolle, « comme un musicien emprunterait une ligne mélodique pour l’interpréter sur un autre instrument. » C’est aussi pour cela qu’ils ont choisi leur nom commun, commençant par établir dans un bar une liste de 40 mots, passés ensuite au filtre de Google. Sur le lot, un seul vocable était privé de sens. Icinori.

Cette voie – au sens asiatique – est celle de la réduction. Partant du foisonnement qu’offre le réel, Icinori vise la simplicité, mixant esprit de précision, fébrilité et étrangeté vaguement inquiétante. Le duo connaissait déjà Séoul, y ayant participé à des ateliers de dessin. C’était la matrice idéale pour ce premier gros travail extérieur à l’illustration presse – au thème forcément imposé – comme à l’œuvre personnelle – régie par la seule imagination. Au total, Icinori aura passé quatre mois à Séoul, remplissant ses carnets de croquis, accumulant 4 000 photos – une avalanche de réel à désormais réduire : « C’est une ville de maquettes », énonce l’artiste – sans en dire plus. Mais cette sensation, il l’exprime en flanquant l’entrée monumentale du marché de Tongin d’un pot à pinceaux géant qui la ramène aux proportions d’un décor pour train-jouet.

En faisant voisiner à la même hauteur buildings et plantes d’intérieur. En cernant ses monuments de lignes de construction qui les renvoient à la planche d’architecte. En lâchant la bride à sa fascination pour le chaekgeori, cette peinture classique où « des livres et des choses » s’accumulent en trompe-l’œil sur des étagères – comme des objets miniatures sur une casse d’imprimeur. En saisissant des scènes infimes, jeune femme se régalant de street-food, bain public, calmes marcheurs pour la paix, ouvriers posant des câbles dont les spires rappellent le maedeup, le vieil art du nœud décoratif. Et bien sûr, passion de l’artiste pour le papier et ses multiples, un imprimeur réglant sa machine. Pour composer cette exposition, Icinori est reparti de ses originaux au crayon et les a enrichis, complétés, « donnant ainsi deux vies différentes au même dessin. » Une stalle du marché aux poissons de Séoul, d’un orange chaud dans les pages du Travel Book, acquiert sur les murs de la Galerie Martel une tonalité bleu glace.

« Cela tient du jeu, remarque l’artiste. En achevant le travail au crayon, nous ignorions encore quelles seraient les couleurs finales. » Les amis coréens d’Icinori ne s’y sont pas trompés : « Avec plus ou moins d’humour, ils nous ont mis la pression, sourit l’artiste. Ils nous disaient, ‘Personne ne sait à quoi ressemble Séoul. Séoul n’a pas d’image. Vous allez lui en donner une. Ne vous plantez pas.’ Lorsqu’ils ont découvert notre travail, ils ont reconnu l’esprit de leur ville. »

François Landon