JAVIER MARISCAL
Exposition du 10 juin au 3 septembre 2011
Depuis qu’il a dix ans, c’est en dessinant que Javier Mariscal saisit la réalité. Tant qu’il n’a pas esquissé une chose, il affirme qu’il ne l’a pas comprise. D’ailleurs, il n’écrit pas. Il dit qu’il trace des lettres.
En 1979, donner son identité graphique à Barcelone a été l’un de ses coups de maître. Trois fois trois lettres rangées en carré : bar cel ona. En catalan, bar-ciel-vague. Cette ville est son port d’attache. Il s’y est ancré à vingt ans, en 1970, après une enfance et une jeunesse à Valence. C’est à Barcelone qu’il s’inscrit à Elisava. Cette école de design lui rend un fier service : il y comprend que sa voie est celle d’un autodidacte, et il quitte vite l’établissement.
À partir de là, le dessin et la peinture seront le point focal d’un kaléidoscope d’activités. Illustration, bande dessinée, design graphique, stylisme industriel, déco intérieure, céramique, communication, sculpture, ameublement, cinéma, shows. Dans le fabuleux coffre à jouets qui s’ouvre à lui, Mariscal choisit d’abord les comics. C’est un moment clé pour explorer l’underground : l’Espagne, encore garrotée par le franquisme, va endosser l’habit de lumière de la démocratie. Avec Max et d’autres, il lance El Rollo Enmascarado, vendu à la criée et interdit après deux mois. C’est là que naissent Los Garriris, des personnages façon cartoon mais passés par la case cubisme. Rejoints par Julian le chien pêcheur à la ligne, ils rebondiront dans les pages d’El Vibora. Joost Swarte les publiera aux Pays-Bas. Art Spiegelman et Françoise Mouly leur offriront les pages de Raw : « Dans notre bande, Mariscal était le seul artiste exempt de dépression terminale », dit Spiegelman. « Il était joyeux. Son intrépidité, son exubérance et la beauté de ce qu’il a fait m’ont toujours émerveillé. »
De leur côté, les objets de Mariscal sont des dessins animés. Comme Duplex, ce tabouret de bar bariolé, gondolé, fait pour accompagner le rire et l’ivresse : il a pris rang de totem des eighties. Mariscal s’acoquine aux Italiens de Memphis, le groupe lancé par Ettore Sotsass – quitte à dynamiter sa froideur. En 1989, son personnage Cobi est adoubé mascotte officielle des JO de 1992 à Barcelone. Ce chien de berger catalan, inspiré des Ménines de Vélasquez dans la version remixée par Picasso ne fait pas l’unanimité – au début : car le toutou hors-norme s’imposera haut la main, remportera le record des bénéfices dégagés par une mascotte olympique, et deviendra le héros d’une série télé. Twipsy, son cadet symbolisant l’Exposition de Hanovre en 2000, poursuivra sa vie sur le Web. Les créatures de Mariscal rebondissent. Elles se métamorphosent. Le chien Julian est devenu un siège, édité par Magis. Et Mariscal a donné les prénoms de ses cadets, un fils et une fille d’aujourd’hui huit ans, à des éléments de mobilier pour enfant.
Parce qu’il a trop d’énergie pour la garder pour lui, il fonde l’Estudio Mariscal – et s’installe avec une poignée de collaborateurs dans une tannerie désaffectée. C’est 1989, les Macintosh ont des lenteurs de radios à lampes mais la production du groupe touche dans le mille : en 1993, le studio emploie 30 personnes. Grâce à cet orchestre à sa mesure, Mariscal attaque des tâches symphoniques : comme l’hôtel Domine de Bilbao, voisin du musée Guggenheim dessiné par Gehry. En 2002, Mariscal assure le design intégral du Domine, uniformes, façade, site Web et jusqu’au cyprès fossile de 26 mètres qui traverse l’atrium. Si son studio tourne à plein régime, Mariscal n’oublie pas de dessiner – ni de voir le monde comme un dessin. En 2006, il présente sa sculpture Crash ! – une Chevrolet cuvée ’59, grandeur nature, explosant dans une catastrophe impossible. La voiture écartelée est dynamique comme une toile de Duchamp, terrible comme un cliché de reporter, légère comme une case de Franquin. Puis, fidèle à lui-même, Mariscal a repris ses crayons pour croquer la Chevrolet et en tirer une sérigraphie.
Dessiné par Mariscal, le long-métrage d’animation Chico & Rita – à sortir le 7 juillet – repose sur la même pulsion de métissage, de transfert, de ricochet. La réalité de la Havane et de New York, l’auteur est allé la saisir, rebondissant des buildings lépreux d’aujourd’hui aux palaces qu’ils furent en 1945. Des 78 tours aux fichiers numériques, les standards de jazz qui composent la bande-son font le même voyage. Avec le roman graphique que publie Denoël le 6 juin, Mariscal boucle le destin de Chico et Rita : ils retrouvent le papier d’où ils sont sortis.
Évident et insaisissable, toujours au centre de lui-même, cet artiste-là a plus de visages que les chats ont de vies.
François Landon