JOOST SWARTE

Total Swarte

Exposition du 9 mars au 5 mai 2012

Lorsque Giotto dut fournir au pape Benoît XII la preuve de son génie, le peintre traça à main levée un cercle d’une géométrie absolue. Sept siècles plus tard, le défi de Joost Swarte envers lui-même n’est pas bien différent. Bonshommes, buildings, fox-terriers, palmiers, ronds de bière, il tire au cordeau l’âme du monde. Sa géométrie à main levée vibre de rire et de vie.

Il naît le 24 décembre 1947, aux Pays-Bas. Adolescent, le graphisme le passionne, mais que l’illustration puisse être une profession ne l’effleure pas. Il laisse ses parents le pousser vers le dessin technique, suit des cours, tâte de l’imprimerie, des couleurs, du design. Du carton ondulé. Du banc-titre.

Or, sur ce terreau industriel, une semence va germer : l’underground. Le débarquement des Zap Comix et de Crumb est pour Swarte le signe qu’on peut exister par le dessin. Il se lance, crée son titre – Modern Papier -, participe au légendaire Tante Leny Presenteert… Est-il déjà Joost Swarte ou encore son prototype ? Ses limousines joufflues explosent les tricycles et les trottinettes dans une rafale d’onomatopées, underground oblige. Mais de ce moment, Swarte gardera un sens aigü de ces détails qui donnent au dessin une deuxième profondeur : main sortant d’une bouche d’égout, corniaud giclant par une fenêtre, seringue ou capote en embuscade sur un trottoir. De M.C. Escher à De Stijl, sa génétique d’artiste néerlandais lui a transmis un riche capital. Mais les ajouts fun à la Elder et Kurtzman lient Joost Swarte à d’autres influences. Jopo de Pojo, son personnage totémique né en 1972, arbore, explique-t-il au Journal of Comics, le visage d’un insecte de Disney – ou d’un vieux Félix le chat. Son badge est le symbole ornant le titre de Krazy Kat. Son crâne et son toupet noirs forment une croche. Et ses pantalons de golf sont ceux de Tintin.

Tintin, justement. « Découvrant Swarte dans Charlie mensuel », raconte Ted Benoit, « Je me suis demandé ce qu’Hergé pouvait penser de ce détournement. Swarte avait transformé un modèle en outil. Son travail était une révélation. » En 1977, à l’occasion de l’exposition hergéenne Kuifje in Rotterdam, Joost Swarte consacre un opuscule au style du Maître et de ses barons. Il l’a titré De klare lijn – la ligne au cordeau, une expression de jardinier flamand alignant ses tulipes. Forcément traduit par Ligne claire, le nouveau label fait florès. Hergé en tête, les dessinateurs du journal Tintin en sont frappés rétroactivement, façon baptême mormon. Quant aux virtuoses du Spirou de l’âge d’or, ils sont classés Style atome – en référence à la modernité qu’ils incarnent, celle de l’Expo de 1958 à Bruxelles. Joost Swarte devient la référence de la tendance qui, outre Benoit, puise un sang neuf en France chez Chaland, Floc’h, Serge Clerc. Via deux de ses personnages, les peintres Anton Makassar et Pierre van Genderen, Swarte définit ainsi cette école, dans la préface de l’album de Ted Benoit Vers la ligne claire : « Elle recherche la simplicité du texte et de l’image par le moyen du graphisme. » Que dire d’autre ? 

Depuis, la bande dessinée ne représente plus qu’une fraction de la prodigieuse production graphique de Swarte – mais cette dernière, de l’affiche au marque-page, du portfolio au timbre-poste, est toujours porteuse de récit. Le plus lumineux exemple en est Le miroir, dessin d’un triangle amoureux saisi dans son miteux moment de vérité, sur fond d’art-déco et de juke-box. Comparant deux pochettes de disque de l’auteur, l’une sortie en 1977 (Houseband Sympatico) et l’autre trois ans plus tard (The Rousers), Serge Clerc remarque : « On passe d’un trait précis, mais fin, à un tracé ferme. Les classiques références, casque de scaphandre à la Rackham le Rouge ou architecture de l’école d’Amsterdam, sont atténuées. On gagne une construction à l’équerre, une magistrale perspective en vue cavalière, et la vie est toujours là. »

Swarte est-il un dessinateur ? Un illustrateur ? Un graphiste ? Un satiriste ? Un affichiste ? Un créateur de comics ? Un prolifique auteur pour la jeunesse ? Un inlassable concepteur de typographies ? C’est un artiste, ricochant de décennie en décennie, de support en support, à la poursuite de son oeuvre. Il a désormais d’autres cordes à son arc : l’architecture, avec le théâtre Toneelschuur à Haarlem, sa ville. Des vitraux pour le siège de Glénat, près de Grenoble, ou le palais de justice d’Arnhem. Des meubles. Des céramiques. Des pictogrammes. L’agencement d’un musée – consacré à Hergé, bien sûr. Trop de chantiers, pour un seul homme ? Il déclare dans une vidéo : « La limpidité du travail est aussi essentielle en comics qu’en architecture. Il faut considérer les résidents ou les usagers d’un bâtiment comme des lecteurs : on leur transmet quelque chose, charge à eux de l’achever. Ils doivent disposer d’assez de place pour mener la tâche à bien, et s’approprier l’espace. » Depuis qu’il crée, Joost Swarte n’a jamais failli à la règle. 

François Landon