NICOLAS DE CRÉCY

Carnets de Kyoto

Exposition du 11 mai au 9 juin 2012

 

Après Joost Swarte, c’est Nicolas de Crécy que la Galerie Martel accueille à partir du 11 mai 2012. Cet artiste exigeant, qui repousse sans cesse les limites de son graphisme et de ses univers, a rapporté d’un séjour à Kyoto une suite de dessins et de peintures d’après nature. Un Japon concret et personnel, dont la dimension fantastique entre en résonance parfaite avec celle de son œuvre.

La villa Kujoyama est une résidence d’artistes isolée dans une forêt peuplée de phacochères et de singes, sur les hauteurs de Kyoto. En janvier 2008, quand Nicolas de Crécy entre dans cette villa Médicis japonaise pour y séjourner cinq mois, il a plusieurs mondes à son actif. Pilier de cette vive pléiade de jeunes auteurs français où brillent les Sfar et les Blutch, il a accumulé les albums de bande dessinée et les éloges. Il s’est fait remarquer dans le cinéma d’animation. Il peint, dessine, croque, photographie. Avec, à chaque fois, l’exigence presque physique de ne pas se répéter. Refusant de se confiner dans des recettes, il varie ses approches, sans revisiter ce qu’il a déjà exploré. Il s’impose des contraintes folles : son récit noir et fantastique Prosopopus, entièrement muet, s’offre le luxe de flash-back et de montages alternés d’une limpidité extrême. Il colle l’humain et le bizarre. Il clone l’architecture de ses mégapoles à une photo new-yorkaise de Berenice Abbott. Il portraiture des inconnus d’après leurs clichés de blogs. L’obsession première de Crécy est moins de surprendre — les lois du cœur de cible ne sont pas les siennes — que d’avancer, tels ces squales contraints de nager toujours pour ne pas s’asphyxier, même lorsqu’ils dorment.

Dans cette recherche en mouvement perpétuel, les Carnets de Kyoto marquent un répit. Crécy n’a pas vécu son séjour comme une retraite où dilater encore ses univers propres : « J’ai mis ceux-ci de côté pour me concentrer sur le quotidien et dessiner ce qui en valait la peine », dit-il. « C’est un retour aux sources. » À Paris, lorsqu’il entame un récit graphique, Crécy part à l’aventure dans son intrigue, et constate ensuite vers quel but celle-ci le dirige. Pour saisir ce Japon qui s’offrait à lui, il a usé de la même stratégie.

Il y a débarqué « en mauvais élève », sans guide, sans carte, sans documentation, et s’est promené, carnet en main, nez au vent, de la lumière sourde des sous-bois à l’éclairage cru des trains, accrochant au passage une biche alanguie sur un trottoir, un effet de ciel par temps maussade, un réseau de câbles électriques, un crématorium blanc perdu dans la montagne ou une fine silhouette en cuissardes et mini. Il n’a jamais cherché le point of interest consensuel, marché à touristes, jardin zen, quartier des geishas. C’est ce qui fait le prix de sa chasse rêveuse et efficace : son butin, amassé sur des petits carnets oblongs et des cahiers de format réduit, ne doit rien aux regards collectifs ni aux préjugés. François Avril, qui le connaît aussi bien qu’il connaît le Japon, confirme : « La force de Nicolas est d’avoir réussi à capter l’esprit du pays sans prétendre l’expliquer. Beaucoup, artistes ou philosophes, s’y sont cassé les dents. »

Lorsqu’il parle de ses Carnets dont la galerie Martel présente un florilège juste, Crécy évoque donc moins un itinéraire qu’un cheminement. Pour qui découvre ces œuvres, sur des murs ou sur des pages, il s’agira d’une promenade sans égale. Bien sûr, le Japon lui-même tient son rôle dans cette magie. Pas seulement par tout ce qu’il peut dévoiler à un « œil exercé ». Car il s’est créé à Kyoto une vibration harmonique entre l’artiste en visite, le pays et son univers graphique. C’est à Kyoto que Nicolas de Crécy a saisi l’unité entre le chat-autobus de Mon voisin Totoro, le chef-d’œuvre de Miyazaki, et une banale rame ferroviaire filant de nuit sur sa voie. C’est à Kyoto qu’il a retrouvé le primat du trait sur la couleur, celui qu’il privilégie dans ses Carnets, et qui est l’inverse de la tradition picturale européenne. Il y a aussi saisi l’importance des mangas, et le poids historique des maîtres de l’estampe, Hokusai, Hiroshige ou Toyokuni, avec leur extraordinaire sens du vide et du premier plan. Un sens qui revit, naturellement et sans outrance, dans les Carnets de Crécy, au hasard d’un mur nu, d’un dossier de banquette de train, d’une élingue de pylône.

Le Japon, à l’instar encore de la Russie et de ce que fut jadis l’Europe rurale, est un territoire habité. Des esprits, des démons, des fantômes, des goules, des ogres diaphanes mais agissants – visibles à qui sait voir, de l’enfant au fou, du prêtre à l’artiste – y accompagnent au quotidien les êtres et les choses du monde sensible. C’était sans doute l’ultime cadeau que son séjour kyotoïte réservait à Crécy. Dans le droit fil de ses mondes imaginaires émaillés de créatures fantastiques, il a pu mettre en scène les oni, les tengu, les yokai qui, pour les Japonais, se profilent toujours concrètement entre les buildings de verre et les pins maritimes. Dans l’itinéraire de Nicolas de Crécy, les Carnets de Kyoto sont-ils une rupture ? Le « oui » et le « non » absolus n’existent pas en Asie, ni chez les artistes.

François LANDON