Bartleby Le Scribe

Bartleby et Stefano Ricci sont des frères. Bartleby est né en 1853 sous la plume d’Herman Melville, le père de Moby Dick. Ricci a vu le jour à Bologne en 1966. S’emparant du conte, l’artiste a plongé dans sa poésie et ses énigmes, pour en rapporter une suite graphique aussi splendide et surprenante qu’une créature des grandes profondeurs. Ces dessins – ces peintures – accompagnent le texte de Melville dans une édition de la collection Futuropolis-Gallimard. Mais ils ne sont pas la simple mise en images d’une œuvre écrite. Comme une pièce musicale, ils en épanouissent le génie et l’impact. Sept ans après y avoir exposé son Histoire de l’ours, Stefano Ricci revient Galerie Martel avec les originaux de son Bartleby. Sept ans, c’est ce qu’il a fallu à l’artiste pour achever ce chef-d’œuvre. Ici non plus, le temps ne compte pas.

Une formule ponctue le Bartleby de Melville : « Je préférerais pas. » Elle est la clé de ce conte sans pareil, situé à Wall Street au milieu du 19ème siècle. Le narrateur ? Un notaire ayant dans son étude deux copistes : Dindon, rougeaud, buveur, et Lagrinche, ambitieux. Le notaire engage un troisième scribe, Bartleby, jeune homme maigre et doux qui donne d’emblée toute satisfaction – puis se met à refuser poliment les tâches dont on le charge : « Je préférerais pas. » Aucune explication. L’attitude déstabilise le notaire, et l’étude, où Bartleby passe désormais ses jours et ses nuits. Être congédié ? Changer d’emploi ? « Je préférerais pas. » In fine, devenu un trouble à l’ordre public, Bartleby est emprisonné et se laisse mourir de faim. Manger ? « Je préférerais pas. »

Stefano Ricci lit Bartleby à la fin des années 80, avant de se lancer dans le dessin. Il découvre aussi les recherches sur le conte de deux philosophes, Deleuze et Agamben. Des sherpas pour descendre au cœur d’un texte qui l’enchante. En 2014, Ricci a une conversation avec Sébastien Gnaedig, à la barre de Futuropolis. « Tu as déjà publié Bartleby ? » demande Ricci, sans malice. « Non… Si tu veux le faire, ce sera bien. » Ricci commence tout de suite à dessiner. À dessiner et à jeter, insatisfait. La troisième tentative est la bonne. Son Bartleby sera révolté – mais petit, un enfant, le visage planqué par une capuche. Les manifs adolescentes déclenchées par Greta Thunberg ajoutent de l’eau au moulin. Car Bartleby, c’est une révolution d’enfant. D’enfant qui finit rejeté dans un coin, comme ces 29 étudiants avec lesquels Ricci travaillait à l’Académie des Beaux-Arts de Bologne, où il enseigne, et que le confinement a contraints à réintégrer l’appartement familial. Le Bartleby de Ricci porte parfois un masque sanitaire.

La morale posée, le héros campé, restent le déroulé, les seconds rôles, les décors. Déroulé, le mot tombe juste : « J’ai fait mes peintures sur un grand rouleau de papier en enchaînant les scènes. C’était un flux, pas une série d’illustrations. » Comme un monteur de cinéma, Sébastien Gnaedig découpe et ajuste ce long rush. Le notaire ? « C’est une ombre. Comme une silhouette de carton que l’on peut poser et déplacer. » Dindon et Lagrinche, ses deux scribes ? Ils figurent sous les traits d’un lièvre et d’un castor, deux animaux inoffensifs fidèles au registre de Ricci : « ils sont forts en gueule, mais leur révolte est un simulacre. À l’inverse de Bartleby et de ses silences révolutionnaires, leurs éclats ne menacent pas le notaire. » Quant aux décors… Dans son Histoire de l’ours, l’artiste avait mêlé les paysages des Apennins et ceux de Poméranie. Ici, le mix fusionne les quartiers ouvriers de Bologne où il a grandi, le port de Hambourg – qu’il n’a jamais peint, durant les sept ans passés dans la ville –, la tour Velasca de Milan, les paraboles satellites, les water tanks des immeubles new-yorkais. Des segments de son atelier et des objets personnels pour peindre l’étude du notaire où Bartleby trouve le répit. Tant et tant, pour figurer le quartier de Wall Street ? « New York n’est pas une ville. C’est une construction culturelle. » Et si, sur la fin, apparaissent des arbres centenaires où, du bout de son pinceau, Ricci a construit des cabanes, c’est qu’il se dit un peu claustrophobe, et qu’à partager sept ans la vie confinée du conte, il étouffait.

La technique de Bartleby est à peu près celle de L’histoire de l’ours – beaucoup de matière – mais la palette change : « Il y a du bleu outremer, pour déranger le dessin noir et blanc. Le bleu est devenu un copain. Et il y a beaucoup de blancs différents. » Pour Ricci, d’ailleurs, le blanc du vêtement de Bartleby fait écho à celui de Gandhi : « Je l’ai lu adolescent. Il réunissait la puissance du révolutionnaire et la fragilité de l’enfant, lui aussi. » Regardez le portrait en bleu et blanc figurant sur la couverture de l’ouvrage et au début de son dernier quart. C’est l’unique représentation de face de Bartleby, un Bartleby beau et vulnérable comme s’il s’offrait en sacrifice, mêlant la tendresse humaine et le regard noir des bêtes comprenant leur mort. Le dernier dessin de l’aventure qu’ait réalisé Ricci : « Après ces sept années ensemble, c’était un rendez-vous. Je n’aurai droit qu’à un seul essai, je le savais. Son visage, je l’ai découvert en le peignant. Je ne l’avais pas encore vu, avec sa capuche. »
François Landon
Revue de presse

FRANCE INTER - PAR LES TEMPS QUI COURENT
Stefano Ricci : "Pour Bartelby, comme pour mes autres peintures, corriger c’est dessiner"
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