BRECHT EVENS

Les Rigoles

Exposition du 26 octobre au 24 novembre 2018

Après Panthère et son huis-clos ambigu, Brecht Evens change de décor. Le cadre des Rigoles, son nouveau roman graphique, c’est la ville entre crépuscule et aube. Sa couleur, celle des néons, des boules à facettes, des feux des taxis. Ses acteurs, les paumés, les rêveurs, les séducteurs, les ambitieux, nightclubbers chroniques ou d’un instant. Vaste fresque peuplée d’incises et de détours, Les Rigoles ne perd jamais son cap – sa rigueur narrative servie par une inventivité picturale exceptionnelle.

Ce sont les planches originales de ce grand livre que la Galerie Martel vous convie à admirer à partir du 26 octobre. Les Rigoles, c’est une rue de Belleville, quartier parisien où le Flamand Brecht Evens a posé son sac voici quatre ans. C’est aussi un rade où il s’attarde, à l’affut de phrases ou d’attitudes. Mais son livre du même nom est encore autre chose : centré sur un quartier imaginaire, il distille une essence de vie urbaine – comme le Berlin 1920 d’Otto Dix ou de Georg Grosz concentrait une essence d’agonie urbaine. À Paris, à Barcelone, Shanghaï ou ailleurs, Brecht Evens a capté la nuit de notre début de siècle. Ce n’est plus celle de ses Noceurs (2011), où une bande de jeunes adultes se confrontait au jeu social et au pouvoir.

1 – 73 x 45 cm

2 – 59 x 69

3 – 73 x 45 cm

technique mixte sur papier

 

Sept ans après, les personnages ont pris de la bouteille. Ce qu’ils attendent désormais de la nuit est plus grave, plus douloureux, même si leur recherche demeure tout aussi maladroite. Pour un auteur et ses créatures, cela s’appelle la prise d’âge. Dire que Brecht Evens est un coloriste hors-pair relève du truisme. Cette nuit qui est la toile de fond et le premier personnage du livre, il l’asperge de clarté jusqu’à l’éteindre, la troue de projecteurs de poursuite, la diffracte, la passe au noir et blanc, au trait, lui rend ses teintes qu’il assourdit ou sature, joue des transparences et des absences. Ici aussi la maturation est remarquable. Les techniques ne sont pas seulement virtuoses : la première marque des Rigoles, c’est la symbiose rare qui lie scénario, dialogues et peintures – car dans le flamboyant comme dans l’intime on est ici au delà du dessin, même si Evens n’hésite pas à recourir au pictogramme, ou au strip ponctuel façon Jules Feiffer.

Ce n’est pas un hasard si les trois personnages vecteurs du récit sont chacun identifiés par une couleur – et si ces trois couleurs sont le jaune-rouge-bleu de la trinité primaire, les matériaux de base du peintre. Bleu : Jona. Il quitte la ville pour rejoindre sa femme dans une autre ville, Berlin. Ses cartons sont prêts. Pas ses amis, qui ont tous de bonnes excuses pour ne pas passer cette dernière soirée avec lui. Le hasard le rabat sur un compagnon de son ancienne vie de petit délinquant. Si ce passé voulait bien le laisser passer, Jona aurait tout pour jouir de la vie et de la nuit. Rouge : Rodophe. Alias Baron Samedi. Ancien pilier de la nuit aux Rigoles, il commence la traversée du roman dans un état de dépression critique. Prisonnier de son propre univers, il boit de la tisane, se bourre de médocs et de nicotine, aveugle à ce qui advient autour de lui. Il est en opposition totale avec la magie de la nuit.

Jaune : Victoria, dite Vic. Séduisante, vive, originale. Son casque de cheveux et de perles lui donne une touche de Cléopâtre. Est-elle aussi fragile psychiquement que l’assurent sa sœur et ses amis ? Ils forment autour d’elle un terrible écran. C’est sans doute cette protection asphyxiante qui rend Vic si vulnérable, l’empêche de se réaliser et de régner sur la nuit. Ce codage discret devient quasi-invisible, tant sont parfaitement profilés personnalités et états d’âme. Chacun suivra sa voie dans cet univers de métamorphose où les visages parfois se déforment, ou un couple de danseurs se change en animaux, en batraciens, en reptiles, en insectes, et finalement en paramécies imbriquées. Les boîtes, les restaus, les clubs – le Disco Harem et tant d’autres, déclinés comme un mantra – seront les stations de ces trois cheminements intérieurs marqués de récits de rêves, de contes, de retours sur le passé – la lune de miel de Jona, calibrée comme un diaporama délavé, est un chef-d’œuvre – et de questions qui à l’aube trouveront leurs réponses, assurant un nouveau départ.

Cette profusion symphonique du dessin et de l’écrit n’aurait pu assurer seule la réussite des Rigoles. Brecht Evens est aussi un observateur aigu, de lui-même comme des autres. Son carnet de poche garde les détails chapardés au hasard des bars et de la foule : « Elles sont petites, les huîtres » ou « Un salaire fixe et un plan à trois »… Autant de fragments de réalité qui ancrent le récit. « Si chaque chose que tu vis sers à quelque chose, c’est génial », note simplement l’auteur. Puis il reprend à son compte la formule de l’un de ses personnages, « Les gens ordinaires ne savent pas quoi faire des gens extraordinaires. » Brecht Evens sait dans quel camp il se trouve, il sait partager sa vision et il sait quoi faire – les marques de l’artiste.

François Landon