ENZO BORGINI

Exposition du 7 juin au 27 juillet 2019

Depuis dix ans, la Galerie Martel s’attache à mettre en évidence des artistes d’exception, tant reconnus que confidentiels. Or Enzo Borgini se situe bien au delà du confidentiel : il est secret. Durant plusieurs décennies, ce Toscan a exercé avec brio la profession de maître céramiste auprès de grandes fabriques de la région. Ce travail lui a valu de nombreuses distinctions. Mais c’est hors de ses heures actives, dans le silence et la solitude de son atelier personnel, qu’il a déployé les ailes de son talent : dessins, lavis, peintures, gravures, photos retravaillées, toute une production puissante, intime et exigeante – pas moins de 15 000 pièces en 40 ans !

Cette œuvre rare et intense, menée sans répit, évoque la démarche d’un Marcel Proust : son auteur l’a poursuivie pour lui-même, afin de mieux se cerner et de mieux se situer. A partir du 6 juin, la Galerie Martel sera heureuse de vous ouvrir le monde secret d’Enzo Borgini. « Certains artistes dessinent pour les autres. Moi, je dessine pour moi. Pour exprimer ma vie. Pour révéler mes sentiments, et les contempler comme dans un miroir. D’ailleurs, quand je fais un autoportrait, ce qui m’arrive encore de temps à autre, je n’ai même plus besoin de miroir. Ce que je trace sur la toile ou le papier me suffit et me permet de me reconnaître. Peindre, pour moi, signifie exister en un certain point. »

 

1 – Gravure en taille-douce – 1971

2 – Gravure en taille-douce – 1977

3 – Gravure en taille-douce – 1972

Eau forte sur papier d’art Fabriano
copie unique réalisée par l’artiste

49 x 69 cm

 

L’atelier d’Enzo Borgini évoque un cabinet d’amateur. Murs constellés de toiles, surchargés d’objets baroques – tel ce crâne orné d’un lance-pierres en guise de bandeau. Quant à l’artiste, c’est un petit homme très vif, cheveux en frange sur le front et regard perçant derrière des lunettes cerclées. Comme un mix énergique de Ben Kingsley et de Foujita. Aujourd’hui encore, à quatre-vingt cinq ans, il s’enferme chaque jour plus d’une heure dans son atelier, à peindre, à graver, à dessiner. « Mon moteur ? C’est la créativité ! Une journée sans travailler et je me sens mal. Vivre veut dire être créatif ! » Sa voix sonore au débit rapide est marquée par l’accent florentin : depuis sa naissance, Borgini a toujours vécu en Toscane.

Jeune, il a fréquenté l’Académie des Beaux-Arts de Florence, y étudiant entre autres le nu et la gravure sous la direction de Giorgio Settala. « Settala ne m’a pas appris la vérité : il m’a appris à la chercher. C’est ça, la marque du vrai maître. » Ce peintre avait lui-même été l’élève d’Oskar Kokoschka, virtuose autrichien de l’expressionnisme. À travers les générations, un lien naturel entre Borgini et cette école née au cœur de la Mittleuropa était ainsi tracé. Car le style d’Enzo Borgini est dramatique, sinon tragique. « Comme le poète-écrivain Giacomo Leopardi, je sais que la vie est terrible. Pour tous ! Mais il nous faut comprendre le monde, qui est terrible, et les hommes qui le sont autant… »

Alors, nus ou non, seuls ou en couples, parfois écrasés par des villes géantes ou des arbres fantasmatiques, parfois pris dans des forêts de visages esquissés, les humains dont son pinceau et son burin creusent la personnalité nous ressemblent : « Faire le portrait d’un anonyme ne m’intéresse pas. À quoi bon ? Si je réalise un portrait, je ne veux pas exprimer la façon dont moi je vois le modèle – mais comment lui se voit. Je ne représente pas des mannequins, mais des personnes. » Le premier modèle d’Enzo Borgini fut son père : « J’étais tout gamin, il a bien voulu poser pour moi des jours entiers ! Il avait les traits très marqués, ce qui est intéressant pour un post-expressionniste. » Le modèle paternel a laissé des traces : l’artiste reconnaît que ses figures masculines lui ressemblent un peu.

Plus tard le compagnon de Borgini – Donato, un jeune homme au charme pasolinien – prit la relève : « Donato a été l’un de mes modèles préférés. Il avait un corps particulier. Pas absolument beau, mais vivant ! Je l’ai dessiné de toutes les manières imaginables. » Chez Enzo Borgini, le tragique s’arrête à la création. Sa vie – qu’elle soit affective, sexuelle, sociale, amicale, culturelle – a été et continue d’être aussi pleine que riche. Un tel artiste avait-il donc tout pour faire un maître, comme Giorgio Settala le fut pour lui ?

Lorenzo Mattotti, qui l’a rencontré avant même d’entamer sa carrière, raconte : « C’était le premier artiste que j’approchais – et le premier atelier dans lequel j’entrais ! J’étais ébloui… Mais pour moi, Enzo Borgini a moins été un maître qu’un passeur. Celui qui vous aide à franchir un fleuve, lorsque vous êtes coincé sur la rive. Je ne l’ai vu qu’épisodiquement. Mais avec lui, j’ai compris l’importance de ces carnets que l’on sort de sa poche pour dessiner, dessiner, dessiner… J’ai appris qu’il y avait des territoires artistiques plus importants que d’autres. Borgini, c’est un Ulysse. Il s’est approché à l’extrême bord de l’abîme. Et il y a peu d’aventuriers du dessin qui sachent comme lui décrire en mots simples leurs tourbillons et leurs tempêtes. »

François Landon