FRANCO MATTICCHIO
En Passant
Exposition du 24 novembre 2017 au 13 janvier 2018
Attention, perle rare ! Valeur majeure du graphisme en Italie — de la presse à l’édition en passant par les galeries d’art — Franco Matticchio n’a pas ici le statut qu’il mérite. Pourtant, ce créateur hors pair est un artists’ artist, reconnu par les grands de sa profession, de Sempé à Spiegelman, de Mattotti à Swarte. Son univers ? Mêlez Magritte, Topor, Fred, Tenniel, J. K. Rowling, Chaval, Gébé, saupoudrez de Granville, de Residents ou de Bob Dylan, de Bosch, de Jaccovitti, et ce sera encore autre chose.
Alors, laissez Franco Matticchio vous conduire chez lui : de l’autre côté du miroir. Le chat Jones n’est pas un chat, pas plus qu’une pipe de peintre surréaliste belge n’est une pipe. Son bandeau noir sur l’oeil gauche (il ne l’enlève que devant la télé) n’en fait pas non plus un pirate. Alors ? Jones est votre émissaire candide dans un monde où tout peut arriver, où les effets précèdent les causes, où règnent le songe, les transformations, les contraires — et il n’y comprend rien. Tout comme son modèle avoué, le Mr Jones de la chanson de Dylan, Ballad of a Thin Man : “Parce qu’il se passe quelque chose ici / Mais tu ignores ce dont il s’agit / Hein, Mr Jones ? »
1 & 2 – Ahi, L’uomo nero, 1988
encre et aquarelle sur papier
3 – Sensa Senso – Couverture, 1994
acrilyque, aquarelle et encre de chine sur papier
24 x 30 cm
Lorsque toute une ville se résume à son reflet dans une flaque d’eau, lorsque vous êtes éveillé par le toc-toc-toc du soleil levant demandant à franchir l’horizon, lorsqu’une faune marine flottant dans la cuisine fait face à un buffet fifties déformé par Fellini, lorsqu’un songe entamé par un personnage se termine dans la tête d’un autre, lorsque les chaussures et les manches de guitare vont par trois, lorsqu’un jockey atrophié chevauche un pur-sang en bas noirs et stilettos, lorsqu’une petite fille tire un crocodile d’une bibliothèque, que faire sinon jubiler, en redemander, et tourner vite la page ?
Outre le dessin et la peinture, Mattocchio pratique la gravure. Ce n’est pas un hasard. Pigprints, l’éditeur de ses eaux fortes, a placé en exergue de sa page Web cette phrase de Lucian Freud : “La gravure comporte un élément de danger et de mystère. Vous ne savez pas ce qui va sortir. Ce qui est noir est blanc. Ce qui est à gauche est à droite.” Un miroir. Franco Matticchio naît à Varese, Lombardie, en 1957. Illustrateur en 1979 au Corriere della Sera. En 1986, collabore à Linus, l’ambitieuse revue de BD qui accueille également Topor, Arrabal, Copi — c’est Linus qui publiera Les aventures du chat Jones(1).
Parallèlement, des couvertures et des illustrations de livres, de l’animation — comme le générique remarqué d’Il Mostro de Benigni — et toujours la presse. Un terrain de rêve pour Matticchio, car les éditeurs de journaux italiens briefent peu leurs dessinateurs, leur laissant carte blanche. Mais sa biographie officielle reste maigre, ce qui est normal pour un homme réputé discret, secret, solitaire, un artiste qui a la force et l’élégance de s’effacer derrière son oeuvre. Cristina Taverna, à la barre des éditions milanaises Nuages et amie proche de Matticchio, complète le tableau : “Franco est le petit dernier d’une fratrie de cinq et le magnétisme de l’enfance transparaît autant dans sa production que dans sa personnalité. Dire qu’il est timide serait faux : il se risque totalement dans son travail. C’est un casanier. Il a fallu un concert de Bob Dylan pour le faire venir à Paris.”
Outre le chat Jones, Matticchio a un second double, moins naïf et plus cérébral : Monsieur Aïe, Il Signor Ahi en VO. Un autre Thin Man dylanien, petit homme sans épaisseur dont la tête se résume à un énorme globe oculaire. Et si Aïe est aveugle au monde réel, canne blanche à l’appui, c’est bien sûr pour mieux voir le reste. À la variété des supports, Matticchio ajoute celle des styles. De l’épure au grouillement, des hachures minutieuses à l’aquarelle, du trait underground au classicisme, il explore les manières sans jamais quitter son univers où le drame et la drôlerie font bon ménage.
Ici, l’amour rêvé se réduit littéralement en poussière, tandis que les hot-dogs vous explosent en plein visage. Les têtes se troquent. Celle d’un matou sur une statue grecque. Celle qu’un cheval sauvage, décapité, retrouve en même temps que sa bascule de jouet. La femme idéale, longiligne et sculpturale, dotée d’ailes d’ange ou de bottes noires, a droit a ses cameo appearances. Et, bien sûr, une tendresse inquiétante n’est jamais loin.
Regardez La Piccola Fuggitiva, publiée par Nuages. Une fillette en fuite, maigre, bras levés, ricoche à perdre haleine d’une balançoire à une terrasse, du dos d’un éléphant au fond d’un canyon hanté, des rails d’un TGV à une marelle… Vous ne verrez jamais son visage.
François Landon
(1) Reprises, avec une abondante sélection de dessins de Matticchio dans l’album Jones et Autres Rêves, éditions Ici Même, octobre 2017.