Guido Crepax

Valentina

Exposition du 22 avril au 28 mai 2022

 

Guido Crepax et sa Valentina ont été si parfaitement en phase avec leur époque qu’ils continuent à ensorceler la nôtre. À partir du 22 avril, la Galerie Martel expose la créature de ce maestro de l’érotisme élégant : 30 planches originales, réalisées entre 1965 et 1968, période que beaucoup tiennent pour sa plus accomplie. Aux murs de la Galerie, les courbes mythiques de la belle Valentina se révéleront comme toujours en noir et blanc. Au même moment, Dargaud lance la publication d’une intégrale couleur des aventures de l’héroïne. Une initiative due à la très dynamique structure créée par les trois enfants du dessinateur, Archivio Crepax — responsable du choix de la palette chromatique comme des très bons textes enrichissant chaque volume.

Cette exposition donne donc l’occasion de comparer à un demi-siècle de distance le travail original d’un maître du genre et sa mise en phase scrupuleuse avec le regard de notre temps. Valentina naît en 1965 dans les pages de Linus, magazine de « littérature graphique » dont Giovanni Gandini, ami du dessinateur, tient la barre.

1 – « Ussari della morte 09 aggiunta 1968 (Prologue à I Sotterranei) Planche 9 », 1968

2 – « I Sotterranei – Planche 2 », 1968

3 – « I Sotterranei – 1966 Planche 28 », 1966

encre de chine sur carton
36,5 x 51 cm

 

D’emblée, Crepax (Crepas pour l’état-civil : par coquetterie il troquera son « s » pour un « x ») veut une héroïne hors des sentiers battus. Bien plus tard, en 1981, il racontera sa genèse dans une bulle et une illustration devenus légendaires : « Dessiner une femme différente… Une femme à la Louise Brooks… La photo du magazine de ciné Sipario colle parfaitement. Elle évoque un peu Luisa, aussi… Oui, Louise, Luisa, coïncidence non préméditée ! Voilà… Une femme aux yeux tristes, sans le moindre sourire… Le nom ? Valentina… » La case montre, posées sur une table à dessin, le portrait de la star du muet et celui de Luisa, son épouse. Entre les deux, la main souple de Crepax dessine Valentina. En 1965, Crepax a 32 ans. Il est milanais – comme le sera Valentina.

Autodidacte, il s’est passionné très jeune pour la BD, a suivi des études d’architecture, tâté brillamment de l’illustration de pub, conçu et dessiné des pochettes de disques de jazz, travaillé pour la presse, l’édition. Ce corpus de travaux couleur a servi de matrice à la nouvelle édition Dargaud. Certains oeuvres, tels l’illustration d’un LP enregistré par Gerry Mulligan ou ce splendide arrêt au stand durant un grand prix auto croqué pour Shell, figurent en fin du premier volume. « Sans le Crepax dessinateur de pochettes, publicitaire, illustrateur, il n’y aurait jamais eu le Crepax auteur de BD », dit Antonio Crepax, fils de l’artiste et gardien scrupuleux, avec sa fratrie, de l’œuvre paternelle via la structure Archivio Crepax.

Quant au choix du noir et blanc, il explique : « À l’époque, dans Linus puis dans le Charlie français, seules certaines BD, comme les ‘Peanuts’, avaient droit à la couleur. Question de coût. Jeune auteur, Crepax puisait son inspiration chez ses ainés américains, tel Alex Raymond –au bout du compte passé, comme beaucoup, du noir et blanc à la couleur… » Sa « femme différente », Crepax la plonge vite dans l’érotisme chic qui fleurit au crépuscule des années 1960. Découpage, mises en page, angles fulgurants, servent le propos. Forest et sa Barbarella, Pellaert avec Jodelle puis Pravda cultivent la libido sur fond de science-fiction ou de pop-culture. Crepax se démarque. Sa Valentina est ancrée dans la réalité.

Elle a un patronyme – Rosselli – un métier – photographe – une date de naissance – 25 décembre 1942 – une adresse – 45 via De Amicis, Milan – et une famille, puisqu’elle aura de son comparse Philip Rembrandt un fils, Mattia. Surtout, durant sa vie d’héroïne, elle vieillira, passant de la jolie post-ado à la belle quinqua. Au temps des sexbombs ses mensurations d’elfe l’auraient fait passer pour anorexique ? Son look à la garçonne, sa sensualité cérébrale, sa curiosité et son absence de complexe emporteront le morceau. Elle aura, au fil des 2600 planches et des trente et un ans de son existence de papier, ignoré peu de contrées amoureuses. Crepax, de son côté, aura dédaigné peu de régions graphiques.

L’aura de celui dont Wolinski affirmait qu’il dessinait les plus belles fesses de la BD n’a pas pris une ride. La solidité de son œuvre tient à sa qualité graphique et narrative ? Bien sûr, mais elle a d’autres ressorts. Le lien avec le quotidien de l’auteur, par exemple. Si Valentina est à la fois Louise Brooks et Luisa Crepax, les traits de son compagnon Philip Rembrandt sont ceux de Crepax lui-même. Héroïne et dessinateur partagent la même adresse milanaise, conduisent la même VW Coccinelle. Au long de ces pages, le décor chante aussi juste que celui d’une chanson de Gainsbourg, entre bordel sado-maso et repaire de bolchéviques. Crepax insuffle à son héroïne la vision de son monde d’auteur, et celle du monde que désirent ses lecteurs. Comme le note Antonio Crepax, « Après Flaubert et sa Bovary, mon père avait tout lieu de s’écrier, ‘Valentina, c’est moi !’ »

François Landon