JOSÉ MUÑOZ
L’Étranger
Exposition du 15 juin au 22 septembre 2012
Après Nicolas de Crécy, c’est José Muñoz qu’accueillent les murs de la Galerie Martel, pour ses dessins accompagnant L’Étranger d’Albert Camus. Rencontre rare entre un littérateur-phare et un maître du noir et blanc : si elles épousent ce texte magistral, les œuvres de Muñoz n’en sont pas prisonnières, et manifestent assez de souffle pour prendre seules leur essor.
Entre José Muñoz et Albert Camus, la convergence était sans doute écrite – tout comme étaient écrits les destins individuels de leurs personnages. À l’automne 2011, lorsque le dessinateur argentin attaque, pour Futuropolis-Gallimard, les illustrations de L’Étranger, il connaît de longue date ce roman, et depuis plus longtemps encore la force qui entraîne vers son sort le Français d’Alger Meursault, narrateur et personnage central : cette force, c’est la lumière. Muñoz l’a d’abord rencontrée à Buenos Aires, sa ville natale où, dit-il, « la lumière clarifie les détails sans les écraser. »
Cette force, le jeune dessinateur l’a suivie ensuite au Brésil et à Cuba, où la lumière présente un visage classiquement tropical. Mais c’est une toute autre face qu’elle offre à Alger, ville que Muñoz a arpentée avant de mettre en images le drame que Camus y campe : « ici, la lumière brouille la distance séparant les pensées des actes. Elle fait devenir fou. Elle est impitoyable, et L’Étranger l’exprime exactement. » Pour communiquer cette dureté au lecteur, les phrases de Camus martèlent des mots simples, comme un boxeur pilonne une arcade sourcilière, comme un dessinateur force son noir et son blanc. Ainsi, les mots « soleil » et « lumière » reviennent plus souvent dans les deux scènes tragiques fixant le sort de Meursault – obsèques de la mère à l’hospice et meurtre de l’Arabe sur la plage – que dans tout le reste du roman. Cette lumière qui gicle sur une lame et force le Meursault de Camus à presser la détente, c’est celle que connaît trop bien Alack Sinner, le privé en noir et blanc de Muñoz : la convergence était écrite.
Mais sous quel visage José Muñoz animerait-il le personnage d’Albert Camus ? Parue en 1959, l’édition de poche de L’Étranger a fixé pour plusieurs générations l’image d’un jeune indifférent – ce Delon façon René Clément, tel que l’a peint Lucien Fontanarosa. Quant au Mastroianni du film éponyme tourné par Visconti en 1967, il exprime plus un drame social qu’un pathos personnel… « Je voulais partir du visage vrai d’Albert Camus, celui de l’âge mûr », explique Muñoz. « Je suis rentré dans chaque mot du texte pour en retrouver la musique originelle. Comme j’avais perçu la souffrance de Meursault, j’ai voulu qu’il la porte sur sa figure, et j’ai mêlé les traits de Robert Mitchum à ceux d’Albert Camus. Le mix m’a pris une quinzaine de jours. »
Si à son tour la mère de Meursault s’inspire de celle de l’écrivain, pour d’autres personnages Muñoz s’est donné libre cours : « José a pris le parti de l’émotion, choisissant ce qu’il voulait illustrer et comment », remarque Didier Gonord, directeur artistique de Futuropolis-Gallimard. « Le procureur, décrit dans le roman comme un aristocrate pincé, prend sous son pinceau une puissance de bouledogue – face à l’Étranger qui ne lui répond pas. » Comme le résume Sébastien Gnaedig, directeur de la collection : « Ce qui m’intéressait, c’était que José s’éloigne des descriptions de Camus. Qu’il peigne sur le visage ce qui était dans l’âme. »
Ce monde des petits Français d’Algérie est révolu, mais n’a rien d’exotique ni de lointain pour l’Argentin José Muñoz, issu d’un pays façonné par l’immigration : né en 1942, à une poignée de semaines seulement de la publication du roman, il a pu en saisir l’esprit au vol, dans l’espace et dans le temps. Émigré en Italie et en France lorsque la junte écrasa l’Argentine sous sa botte au début des années soixante-dix, il peut dire avec humour mais sans sourire, « Je connais l’étrangeté d’être étranger. »
Or, outre cet esprit, ce qui confère leur envergure aux dessins de José Muñoz, c’est la liberté formelle – très rare dans ce type d’ouvrage – dont l’artiste a bénéficié. « Il ne s’agissait pas de vulgariser le texte, de l’illustrer à la manière des romans populaires de la Belle Époque, mais de lui accorder des respirations – de le faire vivre avec le dessin », poursuit Didier Gonord. « Celui-ci, et c’était la nouveauté, devait bénéficier de la primauté visuelle. » Le résultat – qui a reçu, on s’en doute, le plein accord de Gallimard et des héritiers d’Albert Camus – évoque, non par sa forme mais par son équilibre, ces grands livres d’art rassemblant sous un boîtage des cahiers d’images et de texte. La condition, sans doute, pour que ces deux lumières, ayant convergé, se rejoignent et composent un ouvrage dont José Muñoz puisse dire, « C’est le plus noir et blanc que j’ai jamais fait. »
François Landon