THOMAS OTT

ROUTE 66

Exposition du 25 mai au 15 septembre 2018

Maître de la carte à gratter, l’artiste suisse Thomas Ott est célèbre pour ses récits angoissés. Le noir et blanc du médium, joint à l’absence de dialogue, leur confèrent une tonalité expressionniste. Son talent, sa sa sensibilité, Ott vient de les mettre au service d’un autre univers. Pour les Louis Vuitton Travel Book, il a parcouru et restitué la Route 66, légendaire artère reliant l’Illinois à la côte californienne. La Route 66 n’est plus qu’un vestige. Ce sont ses fantômes qui s’enchaînent au fil de ce reportage d’auteur.

La Galerie Martel est fière de présenter l’essentiel des originaux composant ce livre d’une force narrative et graphique exceptionnelles. Chicago, extérieur jour. Plan de la Mercury Drop, sculpture géante d’Anish Kapoor, où se reflètent les buildings déformés de la grande ville. Un jeune homme démarre au volant d’une puissante Dodge Charger. Huit jours et cent dessins en noir et blanc plus loin, le même jeune homme est assis sur la plage de Santa Monica, Californie, face au vide final et infini du Pacifique. Dans l’intervalle, il a parcouru les 3 945 kilomètres de la mythique Route 66. Franchissant huit états et trois fuseaux horaires, celle qu’on nommait la “Route Mère”, la “Grand’rue des USA” ouvrit l’Ouest aux citadins en mal de soleil comme aux migrants ruinés par la Grande Dépression.

1 – « Inédit, Launching Pad »
carte à gratter
22 x 15 cm

2 – « Munger Moss Motel, 1336 E Route 66, Lebanon, MO »
carte à gratter
22 x 15 cm

3 – « Elm Street Eatery, 135 W Elm Street, Lebanon, MO »
carte à gratter
22 x 15 cm

Aujourd’hui, dépassée par l’autoroute, la Route 66 n’est plus qu’une ombre. C’est à la poursuite de ses légendes, de ses images et de ses spectres que le jeune homme a lancé sa Dodge. Qui est-il ? On ne voit de lui qu’une silhouette ou une fraction de visage dans un rétroviseur, yeux cachés par des lunettes noires – des American Optical, comme De Niro dans Taxi Driver, comme Duvall dans Apocalypse Now. Est-ce Thomas Ott ? Un peu, bien sûr. Mais l’artiste n’a pas conduit durant sa traversée du continent. Trop occupé à traquer les bâtiments et les enseignes aux abords du ruban d’asphalte. À croquer, filmer en Super 8, prendre ses 4 000 photos de doc.

Ott a laissé le volant à Marky, vieux complice, batteur de son groupe rock Orphan Drug, pilote accompli et partenaire de l’aventure. “Ce solitaire qui court la Route 66, c’est autant Marky que moi”, dit Ott. “Avec une touche de Ryan Gosling – celui de Drive, évidemment.” Pour ce livre, Ott se fixait un défi. Raconter une histoire sans raconter d’histoire. Contrainte logique, car l’artiste exclut déjà de ses narrations dessinées toute bulle, toute annotation extérieure. Dans Route 66, le visuel parle encore de lui-même. À peine deux ou trois dessins anecdotiques portent des remarques en surcharge, tracées d’une écriture scripte d’adolescent américain. Ce qui compte ici, de page en page, ce sont les vues qui passent et se renouvellent comme les miles sur un compteur, les zooms rapides d’un panneau publicitaire de motel à un horizon immensément vide, d’une enseigne involontairement cocasse (« Jesus – King of the Road ») à la route droite rejoignant les nuages à son point de fuite, ou au portrait émouvant d’un vieux brocanteur perdu dans son bric-à-brac. Et c’est le bric-à-brac de la route morte qui ponctue le chemin : des géants publicitaires, un faux cachalot, la statue du John Belushi des Blues Brothers, un grand calvaire blanc, des bâtiments effondrés ou en passe de le devenir.

Les rares personnages ne sont que des figurants d’un monde abandonné. Libre au lecteur d’ouvrir le livre à n’importe quel point de la route, de s’arrêter, revenir en arrière, reprendre le livre au début… exactement comme un stoppeur. “Ce travail m’a fait découvrir plusieurs choses, dit Thomas Ott. Jusqu’ici, je n’avais pas dessiné de paysages. Avec la carte à gratter, enlever le noir pour travailler un ciel est une entreprise répétitive, lassante mais presque méditative. De plus, les photos n’étaient alors pour moi qu’une source d’inspiration. Mon honneur de dessinateur, c’est de ne pas copier ! Ici, je n’avais pas le temps de réaliser de bonnes esquisses – qui auraient de toute façon gommé le côté cinéma. Mais j’ai modifié les photos, assemblant leurs éléments à mon idée, rectifiant les perspectives, changeant les cadres. À partir de vues prises de jour, j’ai réalisé des dessins nocturnes. Un équivalent de la ‘nuit américaine’ des anciens films argentiques.”

Si Route 66 de Thomas Ott est une réussite exceptionnelle, c’est que le voyage y prend le pas sur les étapes. Les dessins qui le composent s’y intègrent comme dans un album intime ou un road movie d’auteur, aux antipodes de ces “suites de vues touristiques qu’infligent les soirées diapos de retraités”, sourit l’artiste. Dans les pages finales, l’homme aux lunettes noires affronte la foule en goguette trainant au long de la Santa Monica Pier, la vieille jetée coincée entre des attractions foraines. Il n’a jamais été aussi seul. Ici, annonce un panneau, finit la Route 66 : End of the Trail. Retour au présent, plus rien à voir, ni à dessiner. Comme l’a dit voici vingt-cinq siècles Confucius, comme l’ont pensé en mourant les deux motards d’Easy Rider, le but, c’est le chemin.

François Landon