YANN KEBBI

Fondation Kebbi

Exposition du 20 septembre au 2 novembre 2019

Un artiste jeune – 32 ans – et largement reconnu : Yann Kebbi est affirmé, prolifique, caustique, curieux de toutes les ressources graphiques et, il le dit en souriant, « volubile ». Car du livre au dessin de presse en passant par la litho, la gravure et le monotype, la plume ou l’ordinateur, ses travaux ne se laissent pas seulement regarder : pour qui s’y abandonne, ils racontent. Ils jouent l’air de rien avec l’espace et le temps. Ainsi Fondation Kebbi, album à paraître en octobre dans la nouvelle collection Lontano d’Actes Sud BD, fait interagir en 20 dessins foisonnants et subtils un musée, son personnel, son public et, en abyme, des œuvres de l’artiste.

La Galerie Martel est heureuse d’en exposer les originaux à partir du 20 septembre – et d’ajouter une dimension supplémentaire à cette très étonnante Fondation Kebbi, puisqu’elle fait de vous ses nouveaux visiteurs… « Avant tout, je suis un dessinateur, dit Yann Kebbi. Je dessine tous les jours. C’est ma passion. Mais j’élargis mes techniques au maximum. Tout part du croquis sur le motif. J’en ai de pleins carnets. Le dessin immédiat porte des accidents qui se réinvestissent dans le travail définitif. Si Fondation Kebbi est riche en mouvement, en éléments scénarisés, en agressivité jouée, c’est aussi que j’ai grandi à Paris. La ville m’a construit. Sans compter que j’ai besoin de me raconter des blagues. »

Lontano – Fondation Kebbi – 2018-2019

Technique mixte

90 x 60 cm

Il fallait un cadre pour orchestrer cette trépidation. Kebbi a commencé par le poser. Rigoureusement, de la première à la dernière page : « Quand je travaille, je réfléchis à ce que je dessine. Alors, avec un calque, j’ai calé l’entrée et la sortie du musée – deux moitiés du même espace. Pour que l’affaire ait un sens, il fallait de la symétrie et de la constance. C’est pourquoi un rectangle composé de carrés revient en leitmotiv, au milieu des dessins. Les arêtes horizontales de ceux-ci coïncident. Mais une fois le système défini, je peux m’en affranchir. Entre une double page et la suivante, je fais varier du tout au tout les perspectives. » Grâce à ces ancrages discrets et efficaces, le public dessiné hantant la Fondation Kebbi, tout comme le regardeur du livre ou des originaux, peuvent traverser souplement l’exposition. Chaque salle – soit chaque double page – est dévolue à une technique spécifique de l’auteur.

Papier Japon encré, plume, gravure, manière noire en aquatinte, photo, monotype. Kebbi a réalisé spécialement pour Fondation ces œuvres en abyme – sauf celles des deux dernières catégories, issues de travaux antérieurs.
« Et dans le déroulé, précise-t-il, j’ai ménagé des pauses. Des dessins où les personnages ne forment plus le décor principal. » Ainsi, ce voilage derrière lequel les silhouettes disparaissent. Ces à-plats de couleurs vives évoquant le travail textile de Sheila Hicks. Cette barbe à papa XXL. Ou ces bâches de peintre blanches jetées sur les éléments du musée, en rappel d’une installation à la Christo. Mais les personnages de Kebbi ne s’effacent jamais. Certains n’ont droit qu’à une cameo appearance – ils jouent leur rôle sur une seule double page. D’autres déroulent leur destin de salle en salle : fantôme, handicapé, photographe, squelette, prennent valeur de running gag.

À coups de marteau, un petit Superman explose tablettes et smartphones, « ces filtres numériques que les visiteurs interposent entre leur œil et l’œuvre. » Un gardien, lampe-torche au poing, surprend un portrait photo s’échappant de son cadre sur deux grêles jambes au crayon bleu. Le gardien se lance à sa poursuite mais finit par trébucher et mourir au bas d’une volée de marches, son mouvement décomposé comme par un stroboscope, aussi explicite que celui du Nu descendant un escalier de Marcel Duchamp. Souvent, le bras armé du Superman frappeur se multiplie comme celui d’un dieu hindou… Pourquoi ? Parce que « Le combat contre le temps est le seul véritable sujet de roman », comme l’a noté Lovecraft. Et la remarque de l’écrivain fantastique vaut autant pour l’art plastique, qui livre lui aussi son véritable combat lorsqu’il exprime le mouvement et le passage des secondes.

On le savait avec Vermeer, Picasso, Bacon – et bien sûr Duchamp. Sérieusement mais sans se prendre au sérieux, Kebbi s’amuse à résoudre ce vieux paradoxe liant l’espace au temps – et y parvient. Sans complexe, il superpose les heures et les années : sur la durée d’une visite la Fondation, il met en images toute la vie d’un couple – rencontre, mariage, enfant, divorce. Le traitement décliné ad lib des personnages vient épauler ce limpide tour de passe-passe. Hyper-travaillés ou juste esquissés, réduits à une silhouette fil de fer, croqués en noir, en bleu inactinique, en rose, en jaune, en arc en ciel, à la détrempe, hachurés, biffés, photographiés, gravés, raturés, cryptés comme un vieil écran de Canal+, cette diversité grouillante et bariolée est source de vie, d’anecdote, d’aventure.

Kebbi, on s’en doute, adore « les dessins un peu bavards, ceux qui comportent des clés de lecture. » Rien d’étonnant qu’il cite Jérôme Bosch, qu’il ait réinterprêté dans le magazine Dada des œuvres de Brueghel de Velours, ni qu’un de ses dessinateurs favoris soit Saul Steinberg : « Un maître ! Il type ses personnages en jouant sur les traitements graphiques. Et il a dessiné des musées. » Quant aux clins d’œil, cette suite de 20 dessins en est émaillée – mais ils demeurent largement personnels. « Je ne prends pas les gens par la main », conclut Yann Kebbi. « Si on veut lire, on lit. On peut aussi bien juste regarder. »

François Landon